Connaître les dieux

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1. Une fausse connaissance

Il y a aujourd’hui ceux qui souhaitent faire revenir l’humanité (ou une portion de l’humanité) à une foi plus ancienne, préchrétienne. Presque tous ces radicaux religieux affirment que les dieux existent, mais que les êtres humains se sont d’une façon ou d’une autre « fermés » à eux. L’explication la plus commune pour cette « fermeture » est le développement de l’intelligence : le gros cerveau de l’homme l’a coupé de l’expérience du divin. Cette explication est dangereuse, car elle conduit à l’anti-intellectualisme (voir, par exemple, les œuvres de Jack London, D. H. Lawrence, et d’autres). C’est une théorie qui catalogue à tort tout usage de la raison comme du « rationalisme », puis postule que le seul remède est l’erreur opposée polaire, l’irrationalisme.

Si l’on demande aux partisans de cette opinion en quoi consiste l’ouverture aux dieux, on s’entend généralement répondre qu’elle signifie ouverture à certaines « forces » naturelles qui sont reconnues et perçues intuitivement par les êtres humains sous la forme d’« archétypes ». On trouve quelque chose ressemblant à cette idée, par exemple, chez Julius Evola :

Devant les hauts sommets enneigés, le silence des forêts, l’écoulement des rivières, les grottes mystérieuses, etc., l’homme traditionnel n’éprouvait pas les impressions poétiques et subjectives d’une âme romantique [moderne], mais des sensations réelles — même si elles étaient parfois confuses — du surnaturel, des pouvoirs (numina) qui imprégnaient ces lieux ; ces sensations se traduisaient en diverses images (esprits et dieux des éléments, des cascades, des bois, etc.) souvent déterminées par l’imagination,  mais non arbitrairement ni subjectivement : selon un processus nécessaire. . . . [La faculté imaginative chez l’homme traditionnel] était disposée de telle sorte qu’elle pouvait souvent percevoir et traduire dans des formes plastiques des impressions plus subtiles de l’environnement, qui n’étaient cependant ni arbitraires ni subjectives.[1]

Certaines forces de la nature sont simplement perçues par l’homme comme Thor, ou comme Indra, de la même manière qu’une certaine configuration moléculaire de la surface des objets est perçue comme rouge, et une autre comme verte. Le rouge n’est pas « subjectif » au sens où il serait « inventé » par le sujet. Quand j’ouvre les yeux, je n’ai pas d’autre choix que de voir les ailes d’un cardinal [= oiseau d’Amérique, NDT] comme rouges. Mais le « rouge » n’existerait pas sans yeux capables d’enregistrer les vagues de lumière jaillissant de ces ailes, et un cerveau capable d’interpréter ces données d’une certaine manière (La structure intrinsèque de l’objet existerait avec ou sans observateur, mais pas l’interprétation du « rouge »). Ainsi, le rouge n’est pas subjectif  au premier sens du terme — mais dans un sens secondaire il est clairement subjectif, puisque sans observateurs la couleur rouge n’existerait pas.

Appliquons ce raisonnement aux dieux. Les forces de la nature enregistrées par l’imagination (d’après des processus déterminés) existeraient avec ou sans un sujet. Mais  pas l’enregistrement de ces processus comme étant des « dieux » sensuellement-donnés. Par conséquent, sans êtres humains il n’y aurait pas de dieux. Cette conclusion fut tirée par le philosophe allemand G.W.F. Hegel au XIXe siècle. Son élève Ludwig Feuerbach fit un pas de plus, en toute logique, et déclara que l’Homme est Dieu. Karl Marx, le contemporain de Feuerbach, fit ensuite le pas final en déclarant que si c’était le cas nous pouvions alors nous dispenser de parler de Dieu.

La théorie de l’« ouverture aux dieux » exposée ci-dessus fait partie intégrante de la perspective moderne, qui est rationaliste, réductionniste, et anthropocentrée. Elle considère l’expérience des dieux comme quelque chose qui peut être « expliqué » rationnellement. Elle l’analyse comme une « intuition imaginative » de forces naturelles, ressentie d’après des lois qui doivent être physiologiques. Elle réduit l’expérience du divin à un épiphénomène neural. Et ainsi elle déclare implicitement que sans les cerveaux humains, les « dieux » n’existeraient pas plus que la couleur « rouge ». Si les partisans de cette théorie ont même seulement en partie raison en pensant que le rationalisme moderne a éradiqué l’ouverture de l’homme aux dieux, pourquoi donc ne pensent-ils pas que leur théorie pourrait aider à la restaurer ?

2. Ouverture à l’Etre

Le premier pas à faire pour recouvrer l’ouverture que j’ai décrite, c’est de rejeter l’idée que nous devons « expliquer » les dieux, ou la connaissance d’eux proclamée par nos ancêtres. Une telle approche rejette implicitement la croyance aux dieux ; elle suppose que les dieux pourraient être « réduits » à quelque chose d’autre. En bref, elle tente d’expliquer les dieux à distance. Nous devons abandonner tout discours sur les archétypes et les Mécanismes de Libération Interne, les Esprits Bicaméraux et les pouvoirs des champignons – si nous souhaitons nous ouvrir à nouveau aux dieux. L’ouverture doit être l’ouverture aux dieux… et rien d’autre.

Nous devons nous ouvrir à la possibilité que nous vivons dans un monde qui peut contenir des mystères insondables, et que parmi ceux-ci peuvent se trouver les dieux. Nous devons envisager l’idée que la véritable rationalité peut impliquer la reconnaissance du fait que certaines choses peuvent être vraiment inexplicables, et doivent donc simplement être acceptées comme telles.

Cette suggestion pourrait être interprétée à tort comme étant l’idée que nous devrions parler de croire aux dieux d’une manière littérale et impossible. En d’autres mots, croire, par exemple, que rencontrer Freyja signifie rencontrer une vraie beauté blonde dans un vrai char tiré par des vrais chats. Cependant, non seulement je ne suggère pas cela, mais je ne pense même pas que c’est de cette manière que nos ancêtres « primitifs » croyaient en leurs dieux. Le point de vue que je propose d’adopter pourrait être considéré comme naïf – mais seulement au sens où il rejette toutes les idées préconçues sur les dieux (et sur la manière dont nos ancêtres les connaissaient). Il rejette toutes les tentatives pour montrer d’une façon ou d’une autre que les dieux sont vraiment quelque chose d’autre (par ex., toutes les tentatives pour montrer que le sacré est vraiment le profane !).

Cependant – et maintenant j’en viens à un point d’importance cruciale –, l’ouverture au divin est rendue possible par un point de vue plus fondamental : l’ouverture à l’être des choses elles-mêmes. Ici je m’inspire de Heidegger, qui comprit qu’à notre époque nous sommes fermés à l’être des choses, et que nous leur imposons toujours une certaine forme ou un certain concept (un point que je traiterai plus longuement plus loin dans cet essai). Comme antidote, Heidegger recommande le point de vue de la Gelassenheit (un terme qu’il tire de la tradition mystique allemande), qui est souvent traduite par « laisser les choses être ». Ceci désigne un état d’ouverture où nous permettons aux choses de déployer leur être pour nous, sans interférence ; de nous révéler leur vraie nature.

Mon hypothèse est que cette ouverture est naturelle à l’humanité, et c’est pourquoi je crois qu’on peut la retrouver. C’est notre actuel état de « fermeture » qui n’est pas naturel. Pour revenir à l’ouverture, cependant, il ne suffit pas de comprendre le concept. Ce qui est requis, c’est un changement radical dans notre manière de nous orienter vis-à-vis des êtres, et ceci doit commencer par une critique radicale et impitoyable de tous les aspects de notre monde moderne.

3. Volonté

Une vieille légende scandinave des temps chrétiens dit que quand les dieux cessèrent d’être vénérés dans les pays nordiques, les nains abandonnèrent ces pays, payant un passeur pour leur faire traverser le fleuve une nuit et quitter la terre des hommes. En atteignant l’autre rive, le passeur fut informé que les nains « quittaient le pays pour toujours, en raison de l’incroyance des gens »[2].

Ce conte parle de la fermeture depuis l’autre coté : quand nous cessons de croire en eux, les dieux s’en vont ; ils se ferment à nous. Mais en vérité, l’action de fermeture est accomplie par l’homme. Nous nous fermons aux dieux. Les dieux ne font rien (et nous ne nous attendons pas à ce qu’ils fassent quelque chose, car ce sont des dieux). Les êtres humains ont une remarquable capacité à se fermer à la vérité. La nature humaine n’est réelle que dans cette relation avec le surnaturel, mais cette relation est un canal qui doit être gardé ouvert.

La nature humaine, comme vie réelle en présence de ce qui est « supérieur » (le surnaturel, le divin, le transcendant, l’idéal), existe dans une tension constante entre deux impulsions jumelles : l’impulsion à s’ouvrir au supérieur, et l’impulsion à se fermer à lui. L’une est l’impulsion à atteindre une chose plus grande que nous-mêmes, la laissant nous diriger et (littéralement) nous inspirer. L’autre est l’impulsion à nous fermer à elle et à nous élever nous-mêmes au-dessus de tout. Par manque d’un meilleur mot, je désignerai cette dernière tendance par le mot de Volonté. Les deux tendances – ouverture et Volonté – sont présentes dans tous les hommes. Elles expliquent la grandeur des hommes, ainsi que leur coté mauvais.

La Volonté est une impulsion à se « fermer » à ce qui n’est pas soi. C’est une fermeture qui est en même temps une élévation et une exaltation du Moi à un statut absolu. La Volonté se manifeste dans sa forme la plus basique comme un déchaînement contre tout ce qui s’oppose aux désirs du Moi. Dans la vie humaine, cela commence comme un cri à la naissance, mais dès que l’organisme a atteint une certaine force et une certaine dextérité, il passe à des actes de destruction dirigés contre le frustrateur. Il dévore ou détruit ce qui s’oppose à lui. En détruisant constamment celui qui limite ses désirs ou en se rebellant contre lui, l’organisme veut le principe de l’existence sans limite. C’est pourquoi la Volonté est une exaltation du Moi à un statut absolu. Le telos (irréalisable) de la Volonté serait une condition dans laquelle l’organisme existerait sans opposition – et cela ne pourrait être, bien sûr, que si l’organisme était la seule chose existante. Le déchaînement de la Volonté est aussi une fermeture à l’autre, car la recherche de l’annihilation de l’altérité revient à nier sa réalité ultime.

En se basant sur cette description, on peut facilement voir que tous les organismes, pas seulement l’homme, manifestent de la Volonté. Seul l’homme, cependant, peut compléter la Volonté avec l’ouverture au supérieur. Il est également clair que tous les hommes commencent leur vie comme une pure incarnation de la Volonté, et la croissance et la maturation impliquent une modération de la Volonté. Si la Volonté pure – la fermeture absolue à tout ce qui est autre, incluant le divin – est la nature du mal, alors les êtres humains commencent leur vie comme un mal pur. L’enfant ne reconnaît rien de supérieur à lui-même. Il pleure et frappe des poings contre le monde dès que ses désirs sont frustrés. Les parents sont « aimés » (d’abord) seulement comme des intermédiaires pour la satisfaction de ses désirs (et même longtemps après la naissance, la limite psychique entre l’enfant et la mère demeure troublé – c’est le père qui est l’autre problématique). Ce que nous appelons « égoïsme » est seulement de la Volonté, et c’est pourquoi nous le considérons comme mauvais.

Durant tout le cours d’une vie humaine, la Volonté finit par se manifester sous des formes différentes et plus raffinées. Dans ses formes supérieures, la Volonté se manifeste non par la destruction mais par (1) la transformation du monde selon les desseins humains, et (2) le désir de pénétrer et de maîtriser le monde à travers l’instrument de l’esprit humain – par l’exploration, l’analyse, la dissection, la catégorisation, l’observation, et la théorie.  Dans sa forme la plus raffinée, la Volonté devient ce qu’on pourrait appeler un « humanisme titanique » : le désir de faire de l’homme la mesure, d’exalter l’homme comme le but et la fin de toute l’existence, de plier toutes les choses aux désirs humains. Ce n’est pas un hasard si tous les plans grandioses et toutes les inventions de la modernité (la maîtrise technologique de la nature, le marché mondial, le socialisme, le système de santé universel, etc.) ont pour fin exactement ce que l’enfant recherche : la satisfaction des désirs, et le maintien du confort et de la sécurité. L’âge moderne est l’Age de la Volonté, l’âge de l’Humanisme Titanique. La modernité est unique dans l’histoire humaine, parce ce qu’à aucune autre époque la Volonté n’a aussi complètement triomphé de l’ouverture.

Cette description pourrait faire croire qu’une grande part de ce que nous considérons comme humain doit être attribué à la Volonté. Par exemple, si la curiosité scientifique est une manifestation de la Volonté, cela rend-il la science « mauvaise » ? La réponse est un non mais. Seule une Volonté illimitée et non maîtrisée est mauvaise – et donc seule une curiosité scientifique illimitée et non maîtrisée serait mauvaise. La Volonté est naturelle et nécessaire à la nature humaine. Comme tout autre chose, toutefois, elle doit être maintenue dans des limites. La nature humaine se trouve dans la tension entre Volonté et ouverture, entre fermeture et ouverture. Nous nous ouvrons pour recevoir la vérité – pour recevoir le logos, pour recevoir la volonté des dieux – puis nous prenons possession de cette vérité comme étant la nôtre et nous la projetons sur le monde, transformant le monde, propageant la vérité que nous avons gagnée par l’ouverture à ce qui est au-delà de l’humain. En agissant ainsi, l’homme joue son rôle d’intendant de la création divine : aider la nature à atteindre la perfection. La Volonté ne devient destructive que lorsqu’elle est complètement déconnectée de ce qui est au-delà de l’humain. Il y a alors, dans l’être proprement humain, une oscillation entre s’ouvrir pour recevoir la vérité et se fermer et absorber cette vérité, en faire la sienne propre, et vouloir que celle-ci soit la vérité pour tous.

Si les êtres humains commencent dans la Volonté, comment l’homme peut-il donc s’ouvrir à ce qui se trouve en-dehors de lui ? Les enfants sont obligés de s’ouvrir par un pouvoir plus fort qu’eux, qui leur inspire une crainte respectueuse : leurs parents, leurs enseignants, et (autrefois) le clergé. Si l’homme antique était plus ouvert, c’est parce qu’il ressentait de la crainte vis-à-vis de son environnement, de la nature, des épreuves de l’existence. L’homme moderne est coupé de ce sentiment de crainte respectueuse par (1) la technologie, qui lui permet de manipuler le monde naturel et ainsi d’éviter d’affronter le naturel dans sa forme pure, (2) par des habitations inexpugnables qui l’abritent de la nature, (3) par des villes qui créent un monde humain entier séparé de la nature, et (4) par la science, l’histoire que nous racontons concernant la nature, et qui nous laisse avec l’impression que ses mystères ont été pleinement pénétrés et neutralisés.

C’est par les forces de la nature qui nous obligent à une prise de conscience que nous sommes jetés dans un monde de faits : d’êtres et de forces que nous n’avons pas conçus et qui sont pour la plupart impossibles à contrôler. L’ouverture au monde de la nature, appréciée de cette seule manière questionnante, rend possible l’ouverture à un autre monde de forces et de pouvoirs – un monde qui contient et qui pourtant transcende la nature. C’est le monde des dieux. Nous fermer au monde naturel signifie inévitablement nous fermer au divin. En fait, non seulement nous serons fermés à la croyance aux dieux, mais aussi à notre propre nature, puisque la nature humaine (comme je l’exposerai brièvement) est l’ouverture au divin. Mais il y a plus : c’est par cette même ouverture que nous recevons les idéaux et les standards qui nous ont traditionnellement guidés. En nous fermant au monde naturel, et au monde surnaturel qui l’englobe, nous nous sommes fermés à la Tradition.

4. L’Age de la Volonté

Comme mentionné plus haut, c’est durant la période moderne que la Volonté a rompu ses liens et nous a arrachés aux dieux. La forme prise par la Volonté dans la période moderne est l’idéal de l’humanisme, qui est le projet anthropocentré, scientifique, matérialiste, rationaliste de transformer le monde et les êtres humains afin de progresser vers un état dans lequel toute résistance au désir est annulée et toutes les frustrations améliorées.

Le projet humaniste moderne, comme une expression de Volonté infantile, est une tentative d’annuler l’altérité de la nature. Ceci est exprimé très joliment dans le passage d’ouverture de The Fountainhead d’Ayn Rand :

Il regarda le granite. A découper, pensa-t-il, et à transformer en murs. Il regarda un arbre. A couper, et à transformer en chevrons. Il regarda une veine de rouille sur la pierre et pensa au minerai de fer sous le sol. A faire fondre pour en faire des poutrelles escaladant le ciel. Ces rochers, pensa-t-il, sont ici pour moi ; attendant le forage, la dynamite et ma voix ; attendant d’être coupés, fendus, martelés, et recomposés ; attendant la forme que mes mains leur donneront.[3]

En regardant la nature seulement comme une matière première à convertir d’après nos desseins, les modernes adoptent le point de vue que, pratiquement, la nature n’a pas d’être. Au contraire, elle attend que nous lui conférions un être (ou une forme, ou un sens). Nous ne reconnaissons aucune limite à notre pouvoir de manipuler et de contrôler (quand nous rencontrons ce qui semble être des limites, nous soulignons que finalement elles seront toutes surmontées, avec la marche du Progrès). On peut voir facilement que ce désir de tout refaire, réordonner et perfectionner – ce désir de placer notre marque sur tout – revient à une sorte de désir nihiliste de nier toute altérité et de rendre le Moi (ou l’humain) absolu.

Une telle approche est une recette pour la folie. La santé mentale dépend du contact de l’être du sujet avec le monde extérieur objectif, qui agit comme un frein vis-à-vis de nos idées et aspirations. En fait, c’est seulement par l’interaction avec un monde objectif – ce qui n’est pas nous – que l’identité humaine se développe ; c’est en interagissant avec un autre que nous traçons les limites du Moi. Cela ne devrait pas nous surprendre que les modernes manquent d’un fort sens du Moi – qu’ils sont narcissiques, enclins à se « réinventer » constamment et à passer d’une mode à une autre. Nous ne reconnaissons aucune limite naturelle, rien qui ne puisse être d’une manière ou d’une autre, un jour ou l’autre, affiné ou réformé ou amélioré.

Et quand nous serons « laissés seuls » avec nous-mêmes dans l’univers, quand l’univers ne sera plus du tout autre, et que le Moi sera devenu absolu, que se passera-t-il ? Pour Hegel, l’histoire est finie, et les êtres humains se trouvent à leur zénith. Hegel pensait que pour que l’homme apprenne sa vraie nature, il devait parvenir à la réalisation-de-soi. Cela conduirait à une expérience d’exaltation. La vérité est assez différente, comme nous l’avons découvert depuis que le puissant Prométhée fut abattu par le choléra en 1831[4]. La vérité, en fait, est plus proche de ce que l’« Insensé » de Nietzsche nous dit dans Le Gai Savoir. L’Insensé vient sur la place du marché dans le clair matin avec une lanterne, disant aux gens qu’ils ont tué Dieu :

Nous l’avons tué – vous et moi. Nous tous sommes ses meurtriers ! Mais comment avonsnous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ?  Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de coté, en avant, vers tous les cotés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ?[5]

Le projet humaniste moderne de pénétration, de maîtrise et de contrôle de la nature est l’éponge qui a effacé l’horizon tout entier. Il a interdit aux êtres d’être autre chose que ce que nous voulons qu’ils soient, et ainsi ils se sont dissimulés à nous – et les dieux aussi se sont dissimulés à nous. La référence de Nietzsche au soleil fait penser au soleil de la République de Platon, qui représente l’« Idée du Bien », la source ultime de tout, l’idéal le plus élevé, l’être des êtres. Nous avons « désenchaîné cette terre de son soleil », dit Nietzsche. Nous nous sommes déconnectés de l’idéal, de la Tradition. Il n’y a plus « ni haut ni bas » parce que nous ne reconnaissons plus rien d’objectif par rapport à quoi nous pourrions nous orienter dans cet univers. Ayant perdu ce soleil, nous trouvons qu’il fait plus froid.

Mais la « mort de Dieu » de Nietzsche n’était pas un simple accident, survenu quand les gens cessèrent d’aller à l’église. Etant donné la logique du monothéisme chrétien, Dieu devait mourir – et laisser la place au nouveau dieu de l’humanisme, que Freud appela « notre Dieu Logos »[6]

5. Modernisme & Monothéisme

Pour que les dieux nous apparaissent à nouveau, nous devons créer un « espace » ou, selon les mots de Heidegger, une « clairière » où cette apparition peut se produire. Nous faisons le premier pas vers cela quand nous reconnaissons les limites inhérentes à notre pouvoir de comprendre et de modifier le monde. Encore une fois, le monde moderne est bâti sur le rejet de telles limites. Dès que nous abandonnerons ce point de vue et que nous accepterons le fait que l’univers est en fin de compte un sombre mystère, l’ouverture redeviendra possible.

Reconnaître qu’il y a de telles limites signifie, en fait, reconnaître et affirmer l’existence des êtres. Nous devons affirmer que le monde nous confronte à des natures que nous n’avons pas choisies et que nous tentons de modifier à nos risques et périls. Que ce monde soit, et qu’il soit de la manière dont il est, nous confronte alors à un mystère sublime et impénétrable. C’est le commencement de la sagesse (et le premier pas pour invoquer les dieux).

Les monothéistes pourraient accepter tout ce qui vient d’être dit, mais bien sûr ils attribueront le mystère au Dieu unique. Cependant, ceci est une conclusion théorique abstraite (en réalité, un non sequitur) qui est en fait très éloignée de l’expérience d’ouverture que j’ai décrite. Si nous parvenons à trouver le divin en nous ouvrant à la multiplicité de formes naturelles qui nous entoure, c’est en fait le polythéisme qui vient à l’esprit. Il n’y a pas loin entre l’affirmation de ces formes et la perception de chacune d’elles comme la manifestation d’une divinité[7]. De plus, ces formes sont sur cette terre, pas dans un au-delà céleste.

Le monothéisme est mû non par l’ouverture à l’être, mais par la Volonté sous l’apparence de « philosophie ». Le monothéisme cherche essentiellement à aller derrière les phénomènes, et au-delà des dieux, et demande : « Mais qu’est-ce qui explique ces faits bruts ? Il ne suffit pas de les attribuer simplement aux dieux. Qu’est-ce qui explique ces ‘dieux’ ? ». En un sens, les monothéistes ont raison. Il n’y a pas de véritable explication métaphysique dans le polythéisme. Il n’y a pas de réponse à la question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »[8]. Mais les polythéistes croient essentiellement qu’il ne peut pas y avoir de réponse à cette question, et qu’aucune explication n’est nécessaire. L’existence n’a besoin d’aucune explication — ni de justification — en-dehors d’elle-même.

L’« explication » du monde fournie par le monothéisme est inepte : derrière les dieux, se trouve… DIEU. Cela peut sembler être une manière particulière de décrire la transition entre polythéisme et monothéisme, mais en fait c’est exactement de cette façon que cela se passe. Par un intermédiaire ou un autre, un dieu devient suprême. D’autres deviennent moins importants, jusqu’à ce que leur culte disparaisse finalement, ou soit anéanti.

Dieu est une déité suprême, existant en-dehors du monde, et qui a tout créé dans le monde. La question de l’écolier : « Si toute chose a besoin d’un créateur, qui a fait Dieu ? » oblige le monothéiste à des descriptions de plus en plus abstruses, philosophiques et vagues de ce Dieu. Entre les mains de théologiens chrétiens comme Saint Thomas d’Aquin, Dieu devient essentiellement une sorte de « principe » que nous devons penser si nous voulons penser le monde. Pour d’Aquin, Dieu est « l’acte d’exister » lui-même… et donc Il devient indifférenciable de cette facticité brute qu’Il devait expliquer. Bref, Il devient… un mystère !

Cependant, qu’est-il advenu de la relation de l’homme avec la nature ? Le monothéisme aspire tout le mystère hors de la nature et l’injecte dans Dieu, qui est l’« explication » de la nature. Alors que le polythéisme, par le culte de nombreux dieux, affirme la vie et le mystère du monde dans toute sa complexité, le monothéisme déclare que le monde est un simple objet, le produit du travail de Dieu, et donc à peu près aussi vivant et mystérieux qu’une punaise. La transition entre polythéisme et monothéisme est la « dé-dieuisation » des différents aspects du monde.

Les monothéistes cèdent donc progressivement la complexité de la création à la science naturelle. Et qu’arrive-t-il à leur Dieu en résultat de cela ? Le scientifique n’a besoin d’aucune référence à Dieu dans ses investigations sur la nature. Le monde matériel tout entier est (suppose-t-il) compréhensible par la science par ses propres moyens. Finalement, les scientifiques et d’autres comprennent à quel point c’est le cas, et Dieu devient essentiellement un deus otiosus. Dieu devient une « hypothèse » dont on peut se passer, qui ne marche pas pour expliquer le monde. Le scientifique entreprend alors de prendre la place de Dieu.

Le scientifique reconnaît que le monde présente un ordre intelligible, mais s’il n’y a pas de Dieu pour soutenir la création, la nature des choses ne semble plus aussi « assurée ». John Locke fonda sa doctrine des droits individuels (vie, liberté, et propriété) sur l’idée que la nature de l’homme est créée par Dieu. Enlevez la croyance en Dieu, et le statut de la nature de l’homme – et de ses droits – devient hautement contestable. Moins de deux cent ans plus tard, les adeptes de Marx (par ex. Trotski) déclarèrent explicitement leur intention de changer la nature humaine au moyen du « socialisme scientifique ». Le résultat des supposés « droits » des hommes est bien connu.

Ainsi, en l’absence de Dieu (ou des dieux), les scientifiques finissent par croire qu’ils peuvent modifier radicalement et indéfiniment ce qu’ils étudient. Puisqu’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de raison de croire en l’âme, ou en une quelconque réalité non-physique. Les êtres humains sont donc simplement une forme hautement complexe de matière, qui peut être étudiée et manipulée en utilisant les mêmes méthodes que nous utilisons pour étudier et manipuler d’autres matières.

Puisqu’il n’y a pas de réalité non-physique, il n’y a pas d’idéaux objectifs ou éternels. La vérité est « postulée » par les êtres humains[9]. Ceci doit alors signifier que l’idéalisme moral est une illusion. Les hommes qui présentent la qualité que Platon appelait « vigueur d’âme », les hommes qui sont prêts à combattre pour des idéaux, sont simplement malades ou illusionnés. Ce point de vue fut explicitement avancé au XXe siècle par la dénommée Ecole de Frankfort de sociologie[10]. L’« humanisme » moderne – la science et la psychologie modernes – considèrent une personne comme « normale » si ses préoccupations ne s’élèvent pas au-dessus du niveau de ce que Platon appelait « appétit » : souci de la satisfaction des désirs et du maintien ou de l’obtention de la sécurité et du confort. D’où la disparition presque complète de termes comme « honneur », « noblesse » et « abnégation » dans le discours moderne[11].

Ici encore, nous voyons la Volonté manifestée : la fermeture à tout ce qui est « supérieur » au Moi et l’assignation de l’accomplissement de ses désirs personnels comme but de l’existence. Mais les êtres humains ne peuvent vivre entièrement sans idéaux, et ainsi un nouvel idéal est créé : la réalisation d’une société dans laquelle les désirs de tout le monde seront satisfaits, dans laquelle la sécurité physique, le confort et la santé seront parfaitement réalisés. S’étant coupés de toute aspiration supérieure, les scientifiques courent se mettre au service de cet idéal.

Et ainsi, pour revenir au commencement, quel est le résultat ultime du monothéisme ? L’athéisme, la violation de la nature, la destruction des idéaux, la destruction de la morale, la barbarisation des hommes, l’éradication de la dignité humaine, et la dégradation générale de la vie humaine (ce qui est appelé « matérialisme »).

6. La realisation de l’ouverture

C’est seulement en surmontant ce qui nous a dépouillés de l’ouverture que nous pouvons espérer la restaurer. Il s’ensuit qu’il est nécessaire de critiquer la modernité – de critiquer la totalité de nos idéaux modernes, valeurs, modes de pensée, et manières de nous orienter dans le monde. Et nous devons savoir d’où ceux-ci sont venus – comment la modernité en est venue à exister. Ceci requiert une connaissance de l’histoire, et en particulier de l’histoire intellectuelle. Quelqu’un pourrait remarquer que ce point de vue « critique » est essentiellement moderne. Cela est vrai – mais ici nous devons retenir la leçon de Julius Evola, et « chevaucher le tigre ». Dans le Kali Yuga, dans la période finale, il est permis d’utiliser même des formes de décadence comme moyens de transcender la décadence moderne elle-même.

Tous nos efforts pour expliquer ce que les dieux sont « réellement », ou ce que nos ancêtres connaissaient « réellement », sont entièrement modernes. Cela fait partie de la mentalité moderne affirmant que tout peut être expliqué, que tout est pénétrable et connaissable. Les dieux se manifestent à nous, cependant, dans notre expérience de la facticité brute de l’existence elle-même –, dans notre émerveillement que ce monde, et tout ce qui est en lui, existe et est de la manière qu’il est. Si une chose est de la manière qu’elle est, aucune « explication » de cela ne peut effacer notre émerveillement devant le simple fait que cette chose doit exister (les scientifiques, par exemple, nous disent que c’est la chlorophylle qui rend la forêt verte – mais le fait qu’il existe une telle substance, qui produit une beauté aussi incomparable, est une occasion d’émerveillement, et l’intuition d’un dieu). Les dieux se trouvent aux limites extérieures de notre perception de la réalité, définissant le réel pour nous. L’explication prend place seulement à l’intérieur de ces limites.

Nos ancêtres croyaient en leurs dieux, mais n’avaient aucune « explication » pour ce que les dieux étaient, ou pour leur expérience des dieux. Par conséquent, si nous adoptons le point de vue moderne et si nous insistons sur l’explication, nous nous éloignons encore plus du point de vue de nos ancêtres. En fait, nous le nions, et nous garantissons que notre désir de revenir aux dieux ne sera pas réalisé.

Non seulement nous devons abandonner toutes les tentatives pour expliquer les dieux, mais nous devons aussi cesser de tenter d’expliquer quel est le « but » ou la « fonction » de la religion. Encore une fois, une telle approche reflète notre distance critique moderne vis-à-vis du point de vue de nos ancêtres. L’approche moderne pour comprendre la religion consiste à la traiter comme l’une des nombreuses activités auxquelles les hommes participent – en plus de fonder des villes, faire de la musique, s’adonner à la science, etc. En d’autres mots, l’approche moderne traite la religion comme une simple caractéristique humaine parmi beaucoup d’autres. La vérité, cependant, est que c’est dans la religion que l’on trouve l’être même de l’homme.

Pendant des milliers d’années, les philosophes ont tenté d’identifier ce qui nous rend essentiellement différents des autres animaux. Aristote dit que c’est ce que nous « désirons connaître » (en particulier connaître les choses les plus fondamentales et les plus importantes) ; Hegel dit que cela consiste en notre capacité d’avoir conscience de nous-mêmes. Ces propositions sont vraies, mais elles ne vont pas assez en profondeur. Qu’est-ce qui rend possible notre quête de la connaissance des choses les plus fondamentales, et de la connaissance de nous-mêmes et de notre place dans l’univers ? C’est l’ouverture que j’ai décrite – l’ouverture qui, sous sa forme la plus élevée et la plus sublime, rend possible la connaissance des dieux. A la différence de toutes les autres créatures, nous ne sommes pas seulement Volonté, nous sommes cette ouverture. Si la connaissance des dieux est vraiment le couronnement de cette ouverture, alors nous pouvons dire que nous sommes définis par notre relation au divin. En d’autres mots, nous sommes définis par la religion, et nous ne sommes pleinement humains que dans des vies vécues en relation avec le divin. En niant l’ouverture qui rend la religion possible, la modernité nie donc notre nature même.

Notre nature est l’ouverture à l’être et, à travers cela, l’ouverture aux dieux. Cependant, nous ne pouvons être ouverts à la présence des dieux que s’il existe une absence concomitante en nous. Encore une fois, nous devons avoir à l’intérieur de nous un « espace » ou une « clairière » dans laquelle, ou par laquelle, le divin pourra se manifester. En un sens, cela signifie que nous sommes pour toujours incomplets, toujours en recherche. Nous vivons dans une orientation constante envers les dieux, mais nous ne pouvons jamais satisfaire notre désir de posséder ou de comprendre le divin. Mais le désir ne nous remplit pas toujours de frustration ou d’amertume. Il peut quelquefois nous élever et donner de la force et du sens à nos vies. Le véritable malheur de la vie moderne est que notre désir est maintenant exclusivement dirigé vers des objets profanes qui ne peuvent aucunement nous permettre de nous accomplir.

A ce moment, une objection pourrait être soulevée par certains. Cette description de l’ouverture au divin comme étant « incomplétude » et « désir » n’est-elle pas un traitement plutôt christianisé, monothéiste ? Cela ne semble pas décrire l’expérience religieuse des Nordiques ou des Grecs, par exemple.

Le désir est, paraît-il, un terme inadéquat pour un concept très difficile. Mais on trouve le genre de choses dont je parle dans les descriptions grecques de la « crainte respectueuse » avec laquelle les hommes regardent le divin (voir en particulier Homère). Le « désir » que j’ai décrit n’est pas vraiment le désir de devenir un dieu, ni bien sûr le désir de posséder physiquement un dieu. Pour le décrire d’une autre manière, c’est plutôt une « attraction » exercée par le divin sur l’humain. Ce que le divin apporte, c’est un cadre de référence, un ordre, une structure pour l’existence, qui fascine – et la nature de la fascination n’est pas réductible à ces seuls termes. La nature humaine est simplement cette tendance à être orienté vers le divin, à être attiré ou à être fasciné par celui-ci.

La Volonté détruit la religion de deux manières apparentées. La première est la manière que j’ai déjà décrite : l’homme peut rejeter le divin, déclarer qu’il n’a pas besoin de lui. « Je peux rester seul. Je n’ai pas besoin de toi », déclare l’homme. C’est le rationalisme et le scientisme modernes. La seconde manière est de tenter de concevoir une méthode spéciale de combler le gouffre séparant l’homme du divin, sans nier la réalité de ce dernier. Cette manière est appelée mysticisme. Les mystiques pensent qu’ils s’élèvent jusqu’à l’union avec le divin. Ils ne voient pas que ce processus pourrait aussi bien être décrit dans l’autre sens : l’abaissement de Dieu au niveau de l’homme. La divinisation de l’homme et l’anthropomorphisation de Dieu sont la même chose. La montée du mysticisme a toujours signalé la corruption ou la dégénérescence d’une religion. Les Upanishads furent la fin des Vedas – la destruction de la religion du guerrier et l’exaltation du prêtre au-dessus de tout et même au-dessus des dieux. Le résultat de cet humanisme titanique pour l’Inde se passe de commentaires.

7. Conclusion, avec quelques suggestions pratiques

J’ai dit que pour restaurer l’ouverture au divin, nous devons extirper et annuler tout ce qui a provoqué la fermeture. Cela signifie que nous devons nous engager dans une critique globale de la modernité elle-même, et des manières dont nous avons été modelés par elle. L’ouverture aux dieux se produit seulement par l’ouverture à l’être des choses elles-mêmes. Nos ancêtres possédaient cette ouverture, et si nous parvenons à la retrouver, nous pouvons à nouveau rencontrer les dieux.

J’ai mentionné précédemment que l’homme moderne se coupe de l’être de la nature par quatre choses fondamentales : (1) la technologie (qui manipule ce qui existe), (2) les habitations indépendantes, autosuffisantes et inexpugnables, (3) des villes (des « mondes humains » entiers), et (4) la science (l’histoire de la façon dont nous avons soi-disant annulé le mystère de la nature). Une formule raisonnable pour commencer à retrouver l’ouverture serait donc :

(1) éliminer autant que possible la technologie de sa vie. Vivre aussi simplement que possible. Eliminer les « besoins » créés par la technologie (qui sont vraiment des besoins inutiles). Vivre de la nature directement (par ex. se procurer sa propre nourriture, par la culture ou la chasse).

(2) quitter son habitation et rencontrer la nature aussi souvent que possible.

(3) vivre, idéalement, de manière à ce que la nature puisse être rencontrée directement, simplement en sortant de sa maison ; c’est-à-dire ne pas vivre dans une ville.

(4) développer un sain scepticisme concernant les affirmations de la science (une excellente manière de commencer serait de faire un examen critique de la théorie de l’évolution, qui est plus problématique que ce que nous avons été conduits à croire, et qui jouit du statut d’un substitut de religion parmi les scientifiques).

Par une telle séparation physique et mentale d’avec la modernité, on peut espérer qu’une méditation pourra commencer, et que cette méditation conduira à une redécouverte de cet espace à l’intérieur de nous qui est la condition préalable à l’ouverture. Dans une oscillation entre d’une part l’examen et la critique de la modernité et de la Volonté et d’autre part une rencontre avec l’être, l’ouverture redevient possible.

Une bonne connaissance des traditions polythéistes de nos ancêtres serait aussi utile, comme une sorte de carte routière pour nous guider dans la compréhension de ce qui entrera, dès que nous serons ouverts.

Appendice : quelques notes sur une formede « therapie » pour les modernes[12]

J’ai fait ci-dessus des suggestions sur la manière dont on pourrait commencer à rétablir une ouverture aux Dieux, et à l’être lui-même. Si mes lecteurs ont trouvé l’argumentation de ce texte convaincante dans l’ensemble, ils voudront sans doute des suggestions plus concrètes et plus détaillées. Cet appendice tente d’en fournir quelques-unes.

Je comprends ce travail comme une sorte de thérapie – pas seulement pour quelques personnes malheureuses ou « perturbées », mais pour tous les gens modernes. Parce que nous sommes fermés à l’être, nous sommes, comme je l’ai dit, fermés à nous-mêmes. Nous souffrons tous d’une crise d’identité et d’une crise de sens. Nous « agissons » compulsivement de diverses manières pour compenser cela, et il s’ensuit donc que nous sommes tous essentiellement névrotiques et que nous avons tous besoin d’une forme quelconque de thérapie.

Je propose deux séries d’activités qui peuvent être (et doivent être) pratiquées simultanément : les Activités pour Supprimer l’Ego, et ce que j’appellerai les Activités « Primales ». Certaines Activités pour Supprimer l’Ego sont aussi des Activités Primales.

Les Activités pour Supprimer l’Ego sont destinées à « abolir » momentanément l’ego individuel avec toute son histoire, ses préoccupations, ses idiosyncrasies, ses « problèmes », ses obsessions, ses craintes et ses préférences. Cela permet à des influences d’entrer, qui autrement pourraient être bloquées, et permet d’entrer en contact avec des parties du Moi qui se trouvent « au-dessous » de l’ego personnel.

Les Activités pour Supprimer l’Ego se répartissent à peu près en trois catégories :

1.  Induire des « expériences ineffables » par le risque physique ou en se « poussant » inexorablement (physiquement ou mentalement) à aller au-delà de ses limites connues. De telles activités incluent, par exemple, escalader une montagne, combattre, faire la guerre, faire du parachutisme en chute libre, courir un marathon,  s’engager dans un marathon sexuel, traverser la Manche à la nage, etc.

2.  La méditation ou d’autres formes d’exercice mental dans lesquelles les pensées normales ou terre-à-terre sont « stoppées ».

3.  L’usage de drogues psychotropes qui donnent le sentiment de transcender l’ego personnel.

Les Activités Primales sont appelées ainsi pour trois raisons. Elles (a) impliquent le contact avec le non-humain ; ou (b) impliquent le contact avec des cotés plus primaux et plus fondamentaux (non-réfléchis, non-intellectuels) de nous-mêmes ; ou (c) elles sont des activités pratiquées par nos ancêtres plus simples et plus « authentiques ». De telles activités incluent :

1.  Des activités pratiquées dans la nature : la marche et le camping, la pêche, le jardinage, l’élevage des animaux, etc.

2.  Chasser, tuer des animaux, pratiquer des jeux de plein air, etc.

3.  Le sport ou d’autres activités (physiques) de compétition. Par exemple, la lutte.

4.  Le sexe.

Idéalement, on devrait s’engager dans un grand nombre de ces activités – aussi bien des Activités pour Supprimer l’Ego que des Activités Primales. En particulier, on devrait s’engager dans les activités que l’on est prédisposé à éviter. On devrait s’engager dans des activités que l’on craint (par ex. le parachutisme en chute libre, si on a peur du vide). Inutile de le dire, la simple prudence est ici requise. Mais l’idée est de se pousser et de se défier soi-même. Cela abolit le sentiment que l’on a de soi-même – mais d’une manière positive, car cela conduit à ce sentiment d’être « reconstruit » sous une forme plus forte et plus authentique. Cela rend plus probables de nouvelles réalisations, de nouvelles révélations. Cela nous ouvre à de nouvelles influences.

Tout en s’engageant dans un programme régulier de ces activités, on devrait se plonger dans l’étude de la religion, de la culture, et des traditions de ses ancêtres. Cela implique, idéalement, les composantes suivantes :

1.  Lire des textes originaux contenant des mythes ou des rituels.

2.  Lire des études érudites (mais accessibles) sur la religion, les mythes, et la culture.

3.  Ecouter de la musique traditionnelle.

4.  Apprendre la langue ou les langues de ses ancêtres.

5.  Faire des pèlerinages dans le pays de ses ancêtres.

On devrait appliquer un programme régulier d’étude autonome, et de « rituels » quotidiens ou d’activités quotidiennes conçues pour s’orienter chaque jour vers le monde de ses ancêtres. Il est important de faire quelque chose en se réveillant, et juste avant de se coucher (comme lire quelques pages de l’Edda poétique). Si les Activités pour Supprimer l’Ego et les Activités Primales atteignent leur but, cela rend plus probable que ce que nous connaîtrons quand nous serons allés au-delà de notre ego personnel moderne sera ce que nos ancêtres connaissaient. C’est ce que signifiait ma remarque précédemment, c’est-à-dire que la connaissance des traditions de nos ancêtres servirait « comme une sorte de carte routière pour nous guider dans la compréhension de ce qui entrera, dès que nous serons ouverts ».

Notes

Originellement publié dans TYR: Myth—Culture—Tradition, vol. 1, ed. Joshua Buckley, Collin Cleary, and Michael Moynihan (Atlanta: Ultra, 2002), 23–40.

[1] Julius Evola, Revolt Against the Modern World, trans. Guido Stucco (Rochester, Vt.: Inner Traditions, 1995), 150–51. Evola rejetterait bien sûr mon usage du terme « archétype », car il était très critique vis-à-vis de Jung.

[2] H. A. Guerber, Myths of the Norsemen (Mineola, N.Y.: Dover Publications, 1992), 243.

[3] Ayn Rand, The Fountainhead (New York: Bobbs-Merrill, 1968), 4.

[4] Ce fut la version officielle, mais tout indique que Hegel est probablement mort d’une affection gastro-intestinale aigüe.

[5] The Portable Nietzsche, préparé et traduit par Walter Kaufmann (New York: Viking, 1968), 95–96. Il faut ajouter que la réponse de Nietzsche à la situation moderne est une dose plus radicale d’humanisme. Parlant du meurtre de Dieu, il écrit : « Ne devons-nous pas devenir nous-mêmes des dieux pour paraître dignes de cette action ? ». La croyance de Nietzsche est que les idéaux que nous avons abandonnés sont des idéaux vides, et que « Dieu » n’a en fait jamais existé. Ayant découvert cela, nous devons « inventer » de nouveaux idéaux. Les « surhommes » de Nietzsche ont la force de faire cela — et de tester leur courage en combattant pour ces idéaux. Mais est-ce psychologiquement réaliste de penser que quelqu’un pourrait combattre et mourir pour des idéaux qu’il aurait simplement « fabriqués », et ne croirait pas vraiment qu’ils sont objectivement vrais ? (Pour plus d’informations, voir mon essai « Paganisme sans dieux : Alain de Benoist et Comment peut-on être païen ? », chapitre 3 plus loin).

[6] Voir Sigmund Freud, The Future of an Illusion, trans. James Strachey (New York: W. W. Norton, 1961). Par Logos Freud veut simplement dire logique ou raison. Il ne parle pas du « logos » au sens où Héraclite l’emploie — un usage du logos dont j’ai déjà parlé.

[7] Voir chapitre 2, « L’appel aux dieux : la phénoménologie de la Présence Divine », pour un développement de ce point particulier.

[8] Les mythes de création polythéistes ne commencent jamais par un néant littéral.

[9] Finalement, bien sûr, entre les mains de penseurs comme Nietzsche, cette conséquence logique de l’humanisme scientifique est transformée en arme contre la science elle-même.

[10] En réalité, elle est implicite dans les œuvres du fondateur de la théorie politique moderne,  Thomas Hobbes.

[11] « Courage » est un terme que l’on rencontre encore, mais il est rarement appliqué à l’homme qui risque sa vie au service d’un idéal. Il est appliqué à des gens s’accrochant désespérément à la vie face à une maladie débilitante ou terminale, ou à des homosexuels faisant leur « coming out », ou aux juges de la Court Suprême qui ont évolué vers la gauche durant leur vieillesse.

[12] Cet appendice est publié ici pour la première fois. Il fut omis quand « Connaître les dieux » fut publié dans TYR, vol. 1.