L’homme manquant dans la cosmogonie nordique

[1]

The dismemberment of Ymir, by Lorenz Frølich (1820-1908)

3,958 words

1. Introduction

En comparant un grand nombre de mythes indo-européens, et en utilisant des indications linguistiques, Bruce Lincoln a reconstruit ce qu’il pense être le mythe de création proto-indo-européen. Celui-ci implique deux frères, l’un étant un prêtre nommé *Manu (Homme), l’autre un roi nommé *Yemo (Jumeau), qui voyagent ensemble et accompagnés par un bœuf. Pour une raison quelconque, ils décident de créer le monde. Manu offre Yemo et le bœuf en sacrifices. Il démembre leurs corps, et utilise les morceaux pour créer les différentes parties du cosmos[1].

La cosmogonie nordique exprime ce proto-mythe de certaines manières évidentes. Yemo, bien sûr, est Ymir. Le bœuf devient Audumbla, la vache cosmique. C’est le corps d’Ymir qui fournit les parties du monde. Mais un élément important est manifestement absent de la version nordique. Où est Manu, le prêtre et frère d’Ymir ? J’affirme que Manu peut être trouvé, grandement transformé, dans la version nordique.

2. La cosmogonie nordique

Avant tout, il serait utile de fournir simplement un bref résumé des principaux éléments du mythe de création germanique, recueillis à partir de toutes les sources.

Au commencement il n’y avait qu’un énorme gouffre appelé Ginnungagap. Au nord se trouvait une région brumeuse et glacée nommée Niflheimr, la terre des morts. De Niflheimr coulait une source, qui se sépara en onze rivières. Au sud se trouvait Muspellsheimr, une région brûlante gardée par le géant noir Surtr. Le feu et la glace sortirent de ces régions, et se rencontrèrent. Le résultat fut la création de la vie primale. De ce mélange naquit Ymir, le premier être.

D’Ymir naquirent les « géants du givre ». De la chaleur sous le bras gauche d’Ymir naquirent deux êtres, mâle et femelle. L’un de ses pieds s’accoupla à l’autre et produisit un fils. De la glace fondante, un autre être sortit encore, une vache nommée Audumbla. Ymir se nourrit de son lait. Audumbla lécha la glace salée autour d’elle, jusqu’à ce qu’un homme prenne forme. Il fut appelé Bùri. A son tour, Bùri engendra un fils appelé Borr, qui épousa Bestla, la fille d’un géant nommé Bölthorn (épine mauvaise). Ensemble, ils eurent trois enfants : Odin, Vili et Vé.

Pour des raisons qui ne sont pas entièrement claires, les frères décident de tuer Ymir. Tous les géants, sauf un, se noient dans son sang. Les frères amènent Ymir au milieu du Ginnungagap et le démembrent. Son crâne devient le ciel, et aux quatre coins de celui-ci ils placent quatre nains : Nordhri, Austri, Sudhri, et Vestri. Au centre les frères bâtissent Midhgardr (Domaine du Milieu) à partir du front d’Ymir. Près de l’océan, dans Midhgardr, Odin, Vili et Vé découvrent deux arbres : Askr (frêne) et Embla (orme). Ils décident de faire de ces arbres le premier couple humain.

Remarquez qu’il n’y a pas d’être primordial associé à Ymir pour initier le meurtre d’Ymir, pas de prêtre-frère.

3. L’identite de Manu

Manu est mentionné dans le Rig Veda et l’Atharva Veda comme le créateur de l’humanité. Dans l’Aitareya Upanishad, le cosmos est créé à partir du corps de Purusha, qui est démembré par Atman, le « premier moi ». Ici, Atman semble clairement être équivalent à Manu – « Homme » –, du moins dans la mesure où l’homme possède un moi conscient.

Si nous cherchons un équivalent à ce « premier moi » dans le mythe nordique, ce devrait être le trio Odin, Vili et Vé. Edred Thorsson a suggéré que ces trois-là sont en fait des aspects d’un seul être, et il y a effectivement une très ancienne tradition d’interprétation à l’appui de cette thèse[2]. Les spécialistes ont souvent noté que les mythes tendent à répéter certains modèles, soit pour les souligner soit pour développer les différents « moments » d’un phénomène complexe. Les répétitions ternaires sont très fréquentes, particulièrement dans la mythologie germanique[3].

Thorsson nous dit que les êtres qui vinrent avant les trois frères n’étaient pas, à proprement parler, conscients. Ou peut-être que conscient d’eux-mêmes serait un terme plus précis. En d’autres mots, Odin-Vili-Vé est le premier moi. Odin-Vili-Vé ensemble sont Manu, l’Homme. Mais où est le statut de Manu en tant que prêtre, et en tant que frère d’Ymir ? Comme cela a été remarqué par Dumézil et ses élèves, Odin représente la « fonction sacerdotale » dans l’idéologie tripartite indo-européenne. Notez aussi que Odin-Vili-Vé sont frères – mais pas frères d’Ymir. Leur relation mutuelle, plutôt qu’être dirigée envers un autre inconscient, suggère la nature liée au moi et réfléchie de la conscience de l’homme. Dans les Védas, il est intéressant de noter que Manu est représenté non pas comme un être unique mais comme un être multiple[4].

4. Odin, Vili et Ve

Le fait que les trois frères forment le premier moi peut être déduit par une analyse de l’identité de chacun. Les trois ensemble représentent une articulation des différents aspects de l’individualité humaine.

Le nom d’Odin est dérivé d’odhr qui désigne un état de conscience extatique. Le mot grec ekstatis signifie littéralement « se trouver en-dehors », et un état extatique est un état par lequel nous sommes transportés en-dehors de nous-mêmes, par lequel nous devenons plus que ce que nous sommes. Dans les discussions sur la culture et le mythe germaniques, odhr est parfois appelé wut ou wodh, exactement pour les mêmes raisons linguistiques que Odin se rencontre aussi sous les noms de Wuotan et de Woden ou Wodhanaz.

L’odhr survient sous trois formes, correspondant aux trois « fonctions » duméziliennes.  L’odhr peut se manifester dans l’extase religieuse, le sentiment d’être transporté hors de soi-même et dirigé vers le numineux. L’odhr se manifeste aussi dans la fureur du guerrier ou berseker, une rage ou une frénésie guerrière dans laquelle on peut se perdre. Finalement, l’odhr peut se manifester dans une forme de « troisième fonction », comme le transport extatique parfois ressenti dans le travail manuel, les festivals agricoles, les rites de fertilité, et les rapports sexuels. Ces formes d’odhr existent, bien sûr, dans une hiérarchie, le plan le plus élevé et le plus pur étant l’odhr religieux.

L’odhr correspond à peu près à ce que Platon appelait l’esprit (thumos). (On trouve aussi une notion assez similaire chez Hegel, le Geist, généralement traduit par esprit). L’esprit de Platon est l’une des trois parties de l’âme discutées dans La République. Les deux autres sont la raison, et l’appétit ou désir. La raison est la partie dirigeante de l’âme (ou la partie qui devrait diriger), et correspond à la première fonction de Dumézil. L’appétit s’occupe principalement de la satisfaction des pulsions physiques, et correspond donc à la troisième fonction. L’esprit est ce qui se manifeste chez les « gardiens », les soldats de la cité de Platon. L’esprit implique la fidélité à un idéal. Les hommes possédant de l’esprit prennent au sérieux les concepts comme l’honneur, et sont prêts à mourir pour eux. Dans La phénoménologie de l’Esprit, Hegel montre que le souci de l’honneur est le premier et le plus fondamental type d’esprit, et que les modes d’esprit les plus élevés et les plus raffinés sont ceux où nous sommes dirigés vers un idéal religieux ou philosophique.

Pour Platon et Hegel, comme pour beaucoup d’autres philosophes, avoir de l’esprit est la manière la plus fondamentale par laquelle nous nous distinguons des animaux. Les animaux n’ont pas d’idéal et ne combattent pas pour un idéal, ou principe transcendant, et ne « sortent pas d’eux-mêmes » (car, en effet, ils n’ont pas de moi). Ainsi, Odin, en tant que dieu de l’odhr, représente ce qui est le plus humain. Cela ne veut pas dire que, au sens propre, Odin soit vraiment homme, et que l’homme soit Dieu. Odin (ou plutôt Odin-Vili-Vé) réunit ces caractéristiques qui font de nous des humains, mais ce sont des caractéristiques que nous devons réaliser en nous-mêmes. Les chiens ne doivent pas s’efforcer d’être des chiens, ils le sont. Mais les humains doivent s’efforcer d’être humains. Notre nature, en un certain sens, se trouve en-dehors de nous comme quelque chose qui doit être atteint. N’oubliez pas que les humains sont créés à partir d’Askr et Embla, du fait que certaines propriétés leur sont attribuées par Odin-Vili-Vé.

Vili veut dire volonté, qui est la capacité de l’homme à modifier les données d’après ses buts et ses idéaux ; sa capacité à s’imposer au monde. Seuls les êtres humains ont cette volonté. Vé signifie quelque chose comme « sacré » ou « saint ». C’est le troisième aspect de l’esprit humain qui le rend particulièrement humain. Vé représente l’ouverture des êtres humains envers le transcendant, ou l’Absolument Autre[5]. Seuls les êtres humains possèdent cette ouverture, et le sentiment d’une division entre la nature et l’existence humaine – une division entre idéal et nature, Dieu et homme, sacré et profane, etc.

On peut facilement voir que ces trois moments de l’esprit humain sont liés l’un à l’autre. L’ouverture divine, le sens du Sacré fourni par Vé est nécessaire avant que les formes supérieures de l’odhr puissent être connues. C’est aussi par l’odhr que nous prenons souvent conscience de notre capacité d’ouverture au divin. Sans l’ouverture au divin, l’odhr deviendrait une frénésie d’annihilation insensée, ou une pulsion de sensualisme insouciant. La volonté est l’imposition de nos idéaux ou de nos plans à la nature. Cependant, sans l’ouverture au transcendant, à un ordre éternel, la volonté deviendrait une affaire purement personnelle, et potentiellement destructive (voir chapitre 1, « Connaître les dieux »). Il est difficile de voir que l’ouverture au transcendant a besoin d’être « modérée » d’une façon ou d’une autre, par l’odhr ou par la volonté, et ainsi le trio Odin-Vili-Vé émerge comme à peu près analogue à la triade platonique Esprit-Désir-Raison, où la Raison « mesure » ou ordonne les deux autres.

Dans le schéma de Platon, la Raison règne, mais dans le schéma germanique c’est Odin, pas Vé. Cela signifie-t-il que dans le schéma germanique l’Esprit règne ? Oui et non. L’Esprit est souverain de facto, mais Odin, en tant que chef guerrier, est également prêtre. Il combine les deux fonctions. La sienne est une vigueur d’esprit modérée par une sagesse transcendante obtenue de différentes sources (les runes, le puits de Mimir, la tête de Mimir, Freyja, et l’hydromel poétique). Ainsi, en un certain sens, c’est l’ouverture au Sacré, Vé, qui « règne » en réalité. La situation est précisément analogue à la description par Platon de la timarchie [également nommée « timocratie », NDT] dans la République, qui d’après certains était la société que Platon recommandait vraiment. Dans la timarchie, l’Esprit règne, ou plutôt les hommes dotés de vigueur d’esprit ou guerriers règnent – mais ce sont des guerriers formés et modérés par les philosophes, ceux qui contemplent l’ordre éternel des choses (le parallèle est très précis, spécialement parce que la conception germanique dit que la sagesse vient de la mémoire, Mimir, et Platon pensait que la vraie sagesse était liée au souvenir).

Tel que j’ai interprété le mythe, Odin-Vili-Vé est une entité ontologiquement distincte des hommes, mais qui constitue les caractéristiques qui font de nous des humains. Comme je l’ai dit, le mythe nous dit que ces caractéristiques se trouvent en-dehors de nous comme quelque chose que nous devons tenter de réaliser. La tentation, cependant, est de conclure que nous sommes Odin-Vili-Vé ; que nous et les dieux ne faisons qu’un ; que l’homme est Dieu. Cette conclusion a été irrésistible pour beaucoup. Elle se manifeste dans l’identification de l’Atman et du Brahman dans le Vedanta. Parmi les peuples germaniques, elle se manifeste chez des mystiques comme Eckhard et des philosophes comme Hegel. Mais cette interprétation annule la séparation entre humain et divin (ou Sacré) représentée par Vé, et annule ainsi l’ouverture au transcendant, qui est l’essence de la religion. C’est en fait un humanisme radical (les résultats pratiques et tangibles de cet humanisme sur la vie des Indiens se passent de commentaires). Le résultat ultime de la version allemande de cet humanisme fut la philosophie de Karl Marx, l’adepte de Hegel, qui rejeta complètement le divin et qui, essentiellement, fit de l’homme un dieu (les résultats pratiques et tangibles de cet humanisme sur la vie des peuples d’Europe, d’Asie, de Cuba et d’Amérique Centrale et du Sud se passent également de commentaires).

Chose intéressante, aucun élément de cette tendance ne semble avoir été présent dans la tradition grecque, ou dans la philosophie grecque. Les mythes grecs abondent de mises en garde concernant l’hubris de l’homme : la tendance des hommes à penser qu’ils peuvent être plus que des hommes. Les histoires d’Icare et de Dédale, et d’Arachné, en sont peut-être les meilleurs exemples. Les penseurs grecs voyaient l’homme comme à mi-chemin entre la bête et le dieu. L’homme possède des impulsions et des besoins physiques exactement comme une bête, mais à la différence d’une bête il possède aussi l’intelligence, qu’il peut utiliser pour contempler le transcendant et l’éternel. Il y a qu’un pas entre cela et la conclusion qu’il existe une « étincelle divine » dans l’homme : que l’intelligence est, par sa nature, une chose divine.

Chez Aristote, nous trouvons une conception de la relation humain-divin qui n’est pas très différente de la description que j’ai faite de la relation des hommes avec Odin-Vili-Vé. Pour Aristote, Dieu, qu’il nomme le Moteur Immobile, est une sorte de pur soi. Il est la pensée née d’elle-même ; la pensée qui se pense elle-même. Toutes les créatures, incluant l’homme, s’efforcent de diverses manières d’« imiter » le Moteur Immobile : d’être aussi indépendantes, aussi autosuffisantes, et aussi immortelles que Lui. La plupart des créatures, incluant la plupart des hommes, sont inconscientes de cela. Mais Aristote dit que ce schéma explique pourquoi le monde est de la manière qu’il est : pourquoi les créatures luttent pour survivre et durer ; pourquoi elles détruisent ou dévorent ce qui menace leur existence comme entités indépendantes ; pourquoi elles rivalisent pour produire une descendance (une tentative imparfaite pour atteindre l’immortalité), etc.

Seuls les humains peuvent imiter le Moteur Immobile de la manière la plus adéquate. Les humains possèdent l’intelligence, et le Moteur Immobile est une pure intelligence. Les humains peuvent s’engager dans la pensée née d’elle-même par la philosophie. Or, quand les humains s’engagent dans une telle réflexion, peuvent-ils devenir identiques au Moteur Immobile ? En théorie, oui, mais seulement quand ils sont en train de réfléchir. Notre nature imparfaite et incarnée nous pousse toujours à descendre de ces hauteurs. Nous ne nous identifions jamais parfaitement à Dieu. Je suggère que cela pourrait être, par certains cotés, un bon modèle à utiliser pour comprendre le récit germanique.

5. Indications supplementaires

L’idée que Odin-Vili-Vé est Manu, ou l’Atman de l’Aitareya Upanishad, peut aussi être appuyée par une comparaison entre les cosmogonies nordique et grecque. L’Aitareya Upanishad nous donne des raisons de croire que ces récits apparemment très différents pourraient être apparentés. Quand Atman tue Purusha, le pénis de Purusha se brise. De celui-ci vient de la semence, et de la semence les eaux. Qu’est-ce que cela peut nous rappeler sinon la castration d’Ouranos ?

Un bref récit de l’histoire de la création par Hésiode semble nécessaire. Au commencement il n’y avait que le Chaos (le Gouffre), d’où sortirent Gaïa (la Terre) et Eros. Gaïa porte un être qui la recouvre, Ouranos (le Ciel), et qu’elle prend pour époux. De leur union naissent les Titans, incluant Kronos (le Temps), ainsi que les Titanides, qui incluent Thémis (l’Ordre). Ouranos haïssait ses enfants. Ayant eu vent de cela, Gaïa s’arrange pour que Kronos tue son père. Quand Ouranos en état d’excitation approche ensuite de Gaïa, Kronos le castre. La semence de l’organe tranché d ’Ouranos crée l’écume des vagues de l’océan, et de cette écume naît Aphrodite.

Ce mythe soulève de nombreuses questions, mais une question cruciale est celle-ci : pourquoi exactement Ouranos hait-il ses enfants ? Une indication peut être trouvée dans une source non-indo-européenne, le mythe de création akkadien, qui est similaire au récit d’Hésiode sur un certain nombre de points (suffisamment similaire pour nous faire penser que s’il n’y eut aucune influence historique réelle, alors les deux expriment probablement des thèmes éternels).

D’après l’histoire akkadienne, Apsou et Tiamat naquirent de l’océan primordial. A leur tour, ils produisirent Anou, le Dieu du Ciel, et Ea. Cependant, Apsou entreprend de tuer ses enfants parce qu’ils troublent son sommeil perpétuel. Heureusement, Ea réussit à utiliser ses pouvoirs magiques pour faire retomber Apsou dans le sommeil et ensuite elle le détruit.

Apsou et Ouranos représentent tous deux l’inconscience (le « sommeil »). Ouranos est continuellement et merveilleusement pris dans l’étreinte de Gaïa. Les deux dieux mâles semblent représenter un état d’être éternel, inchangé et inconscient. Les produits d’Ouranos et d’Apsou sont engendrés au hasard, des phénomènes et des monstres bizarres – comme le sont les produits d’Ymir : des géants, des êtres androgynes comme Buri, etc.

Le sacrifice d’Apsou, Ouranos et Ymir représente la mort de l’inconscience, et d’une fécondité chaotique et désordonnée. Le Temps (Kronos) castre l’inconscient-éternel Ouranos et met ainsi fin à sa procréation sans mesure et monstrueuse. A partir de là, tous les êtres mis au monde seront engendrés sous l’égide de Thémis (l’Ordre), la sœur de Kronos. Exactement de la même manière, avec l’ascension d’Odin-Vili-Vé à la suprématie, un ordre ou un modèle rationnel et volontaire est imposé à tous les êtres à venir. Cet ordre ou modèle n’est pas inventé par les dieux. Il est constitué des runes éternelles. Les êtres qui vinrent avant Odin-Vili-Vé étaient incapables de devenir conscients des runes, et donc incapables d’être (ou de donner naissance à) quelque chose d’autre que des monstres difformes. Thorsson écrit :

La triade de conscience désintègre Ymir, et avec sa substance elle transforme le cosmos   statique en une organisation dynamique, vivante et consciente, conformément aux modèles justes (c’est-à-dire innés) déjà contenus dans la matière elle-même (Ymir) et dans la semence primordiale. … Ils modelèrent cette substance primitive en conformité avec la structure runique inhérente[6].

Sur ce point – la création du monde d’après les modèles runiques – nous pouvons trouver encore un autre appui en faveur de l’identification d’Odin-Vili-Vé avec Manu, cette fois dans les doctrines indiennes védiques. Alain Daniélou écrit :

On dit que Manu, le Législateur, fut le premier à percevoir les formules-mentales des choses et à les enseigner aux hommes. Il expliqua les relations de ces formules avec les objets et créa ainsi le premier langage. Les formules-mentales sont considérées comme la forme subtile, le corps subtil des choses. Elles constituent des schémas abstraits, permanents et indestructibles, desquels les formes physiques peuvent toujours être dérivées. Le langage qu’enseigna Manu est le langage primordial, le vrai, l’éternel langage duquel proviennent les racines des mots (c.-à.-d. les monosyllabes fondamentales) de toutes les langues. Le sanscrit est la langue la plus directement dérivée de ce parler originel dont toutes les autres langues sont des formes plus ou moins corrompues[7].

Ainsi, le Manu indien joue un rôle exactement équivalent au rôle d’Odin, semblable à Hermès, en tant que découvreur des runes, et enseignant des runes pour l’humanité.

Finalement, il faut noter que Tacite rapporte qu’à son époque (premier siècle de l’ère chrétienne) les Germains adoraient un dieu nommé Mannus : « Dans leurs anciens chants, leur seule manière de se souvenir du passé ou de l’enregistrer, ils célèbrent un dieu né de la terre, Tuiscon, et son fils Mannus, comme étant l’origine de leur race, comme leurs fondateurs. A Mannus ils attribuent trois fils, d’après les noms desquels, disent-ils, les tribus de la côte sont appelées Ingwéons ; celles de l’intérieur, Hermions ; toutes les autres Istévons » [8].

Notez que Mannus est ici fait progéniteur de l’humanité, exactement comme le Manu védique, et comme Odin-Vili-Vé. Mais il y a beaucoup d’autres choses étranges ici. Pourquoi Mannus est-il considéré comme le fils de Tuiscon ? Et qui est Tuiscon ? Les trois fils de Mannus ont-ils une contrepartie dans le récit nordique ? Il y a au moins deux interprétations possibles des informations que Tacite nous donne.

(1) Tuiscon est Ymir. Mannus est Odin-Vili-Vé, et certainement ces trois sont descendants (sinon « fils ») d’Ymir. Les « trois fils » de Mannus sont en réalité les « trois personnes » de Mannus, appelés Odin, Vili et Vé dans le récit nordique. Soit il y eut une première séparation de Mannus et des trois « fils », soit peut-être Tacite a mal compris l’histoire (ce serait particulièrement probable si ce qu’il entendit était un récit plutôt philosophique sur les « aspects » de Mannus). Le principal problème ici est qu’il n’y a aucune relation entre les noms de Tuiscon et d’Ymir. Mais ensuite il n’y a pas de « Mannus » dans le récit nordique, et les trois noms des fils de Mannus ne peuvent pas être trouvés non plus.

H. R. Ellis Davidson soutient l’identification de Tuiscon avec Ymir, reliant Tuiscon avec le vieux suédois tvistra, qui signifie « séparé » (une suggestion faite par d’autres)[9]. Ceci suggère certainement le sens du nom d’Ymir, « jumeau », ainsi que sa nature androgyne (« séparée » au sens de séparée, ou duelle).

(2) Tuiscon est Tyr. Ceci se suggère facilement simplement du fait de la similarité des noms de Tyr (ou Tiwaz, ou Tiu) et de Tuiscon. Le premier problème avec cela est qu’aucun des autres noms ne correspond à quelque chose dans le récit nordique, donc pourquoi cela devrait-il être le cas pour Tuiscon ? Le problème le plus difficile, cependant, est celui de la caractérisation de Tuiscon comme étant « né de la terre ». Tyr, en tant que dieu du Ciel, peut difficilement être une déité chtonienne ! Mais souvenez-vous d’Hésiode : Ouranos, le dieu du ciel, naquit de Gaïa, la Terre.

En raisonnant de cette manière (et dans toutes les pages précédentes), je fais la supposition qu’il y avait un mythe indo-européen originel dont nous pouvons trouver différents « morceaux » dans le système nordique, le système grec, le système indien, et dans la religion rapportée par Tacite. Peut-être le récit par Hésiode du mariage d’Ouranos et de Gaïa fut-il une « corruption » ultérieure, une injection d’éléments non-indo-européens, mais peut-être pas. Peut-être est-ce quelque chose qui fut « oublié » par les Nordiques.

Malgré les questions concernant Tuiscon, ce qui semble clair – en particulier quand nous prenons les indications venant des traditions indienne et grecque – c’est que Manu/Mannus est devenu Odin. Comme Manu, Odin est le meurtrier de Yemo (Ymir). Comme le Manu indien et le Mannus de Tacite, il est l’ancêtre de l’humanité. Comme le Manu indien, Odin est aussi le découvreur et l’enseignant des modèles éternels du réel (c.-à.-d. qu’il est le premier « savant »). Et comme le Mannus de Tacite, Odin est intimement associé à un trio, Odin-Vili-Vé[10].

Notes

Originellement publié dans Rûna, no. 11.

[1] Bruce Lincoln, Death, War, and Sacrifice  (Chicago: University of Chicago Press, 1991), 7.

[2] Edred Thorsson, Runelore (York Beach, Maine: Samuel Weiser, 1987), 146. H. A. Guerber, Myths of the Norsemen (New York: Dover Publications, 1992), 37.

[3] Axel Olrik a parlé d’une « loi de trois » dans le mythe. Voir son Epic Laws of Folk Narrative: The Study of Folklore, ed. Alan Dundes (Englewood Cliffs, N.J.: Prentice Hall, 1965), 131–33.

[4] Il y a quatorze Manus, pour être précis. Chacun règne sur un manvantara de 4.320.000 ans, qui constitue un quatorzième d’un kalpa.

[5] Edred Thorsson, “The Holy,” in Green Rûna (Smithville, Tex.: Rûna Raven Press, 1996), 41–43.

[6] Thorsson, Runelore, 146.

[7] Alain Danielou, The Myths and Gods of India (Rochester, Vt.: Inner Traditions, 1991), 334.

[8] Tacitus, Complete Works of Tacitus, trans. Alfred John Church and William Jackson Brodribb (New York: The Modern Library, 1942), 709. Les manuscrits de Tacite donnent d’autres variantes du nom Tuiscon, incluant Tuiston.

[9] H. R. Ellis Davidson, Gods and Myths of the Viking Age (New York: Bell Publishing, 1964), 199. Le vieil-anglais « twist » signifie « tresser », au sens de deux brins tressés ensemble.

[10] Je souhaite remercier Edred Thorsson pour certaines suggestions concernant l’identité de Tuiscon/Tuiston.