Les Commandements de Gôt de Karl Maria Wiligut

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Karl Maria Wiligut, 1866–1946

5,501 words

Durant les quatre dernières décennies, on a écrit beaucoup de choses sur « l’occultisme nazi », généralement des bêtises. Chose incroyable, personne ne pensa à publier un recueil des textes « occultes » originaux du Troisième Reich – jusqu’à ce que Michael Moynihan et Stephen E. Flowers publient The Secret King: Karl Maria Wiligut, Himmler’s Lord of the Runes [2] en 2001[1]. Appelé « le Raspoutine de Himmler » par certains, Wiligut (1866–1946) venait d’une grande famille viennoise, et servit honorablement pendant la Grande Guerre. Il étudia en profondeur la tradition ésotérique germanique, établissant des liens avec l’Ordo Novi Templi de Lanz von Liebenfels, et rejoignant une loge quasi-maçonnique, dans laquelle il était appelé « Lobesam » (« Digne d’éloge »). En 1924, alors qu’il sirotait un café dans un café viennois, Wiligut fut expédié de force dans un hôpital psychiatrique, où les docteurs notèrent ses idées étranges, incluant sa croyance d’être un descendant de « Wodan ».

Après sa remise en liberté, Wiligut établit des liens avec le NSDAP, et commença à écrire des articles pour un journal völkisch nommé Hagal. Wiligut rencontra le Reichsführer SS Heinrich Himmler en 1933, et rejoignit plus tard les SS sous le nom de « Weisthor ». Cela se fit au vu et au su de Himmler et avec son consentement, afin de dissimuler l’embarrassant passé de Wiligut. En deux mois, « Weisthor » fut nommé directeur du Département de la Préhistoire et Histoire primitive à l’intérieur du Rasse- und Siedlungshauptamt (Office Central pour la Race et la Colonisation). Himmler semble avoir considéré Wiligut comme un gourou, et en 1935 il le fit entrer dans son état-major personnel. Wiligut envoya à Himmler un flux régulier de mémos, se proposant de dévoiler les secrets de l’ésotérisme germanique. Wiligut eut aussi une forte influence en aidant Himmler à développer divers aspects des cérémonies et des insignes SS. C’est Wiligut qui conçut la fameuse bague SS. Il développa un « rite de baptême » qui devait être accompli pour la naissance des enfants des SS. Wiligut contribua aussi grandement à la conceptualisation et à la rénovation du château de Wewelsburg, que Himmler voulait transformer en quartier général mondial pour les « chevaliers » de la SS.

Wiligut était-il fou ? Cette question n’est pas pertinente lorsqu’on examine les idées d’un auteur ou d’un gourou. La santé mentale est une question pertinente seulement si nous devons évaluer un récit (comme un témoignage oculaire dans un procès) ou une promesse, cas dans lesquels la fiabilité de l’auteur du récit ou de la promesse doit être évaluée. Le caractère et l’état mental doivent alors être pris en compte. Mais quand des idées ou des théories sont exprimées, nous devons évaluer les idées elles-mêmes, pas l’homme qui les exprime. Ainsi, quand nous lisons Wiligut nous devons nous poser des questions comme : ces idées sont-elles cohérentes (c.-à.-d. non-contradictoires) ? Semblent-elles avoir un fondement, ou sont-elles simplement des affirmations arbitraires ? Et (le plus important de tout dans le cas d’idées comme celles-là) : sont-elles vraiment liées à la Tradition ? Rejeter les idées d’un penseur en le traitant de « fou » est simplement de l’argumentum ad hominem (de plus, si le standard de la santé mentale est vraiment adapté au monde moderne, alors la santé mentale peut difficilement être un état désirable).

Ma conviction est que les documents traduits dans The Secret King présentent une  philosophie mystique cohérente. De plus, ils donnent la preuve d’une profonde réflexion sur la tradition religieuse germanique païenne. Toutefois, la philosophie de Wiligut est profondément défectueuse. Ce n’est pas un système d’idées pleinement cohérent et intégré. En outre, beaucoup des affirmations de Wiligut dans ses mémos adressés à Himmler ressemblent en fait à des affirmations fantaisistes et arbitraires, sans aucun lien avec la Tradition authentique. Et certains éléments de la pensée de Wiligut sont en réalité en conflit avec la tradition germanique authentique.

Dans la suite de cet essai, je tenterai de systématiser les idées de Wiligut ; de présenter ses idées autant que possible comme un corps de pensée cohérent. Ce n’est pas une tâche facile, comme tout lecteur de The Secret King le comprendra. J’organiserai mon étude autour du tout premier texte présenté dans le livre, « Les Neuf Commandements de Gôt ». Ma conviction est que ces neuf affirmations fournissent le cadre de la philosophie de Wiligut, à partir duquel la plupart des autres idées peuvent être comprises. D’abord, je présenterai simplement ce texte dans son entièreté :

 Les Neuf Commandements de Gôt

1.  Gôt est Tout-Unité !

2.  Gôt est « Esprit et Matière », la dyade. Il apporte la dualité, et est cependant unité et pureté. . .[2]

3.  Gôt est une triade : Esprit, Energie et Matière. Gôt-Esprit, Gôt-Origine, Gôt-Etre, ou Soleil-Lumière et Œuvre [Werk], la dyade.

4.  Gôt est éternel – étant Temps, Espace, Energie et Matière dans sa circulation.

5.  Gôt est cause et effet. Par conséquent, de Gôt viennent le droit, la puissance, le devoir et le bonheur.

6.  Gôt est création éternelle. L’Esprit et la Matière, l’Energie et la Lumière de Gôt sont les moyens de cette création.

7.  Gôt – au-delà des concepts de bien et de mal – est ce qui porte les sept époques de l’humanité.

8.  La souveraineté dans la circulation par la cause et l’effet produit l’élévation : le huit secret.

9.  Gôt est commencement sans fin – le Tout. Il est achèvement dans le Néant, et, cependant, Tout dans la trois-fois-trois connaissance de toutes choses. Il ferme le cercle à N-yule, le Néant, passe du conscient à l’inconscient, afin que celui-ci puisse redevenir conscient.[3]

Ces « commandements » furent apparemment formulés par Wiligut en 1908, et  communiqués à Himmler dans un mémo, signé de ses initiales et daté par Himmler  « Eté 1935 ». A la droite de chaque commandement, Wiligut avait tracé des formules runiques complexes. Tenter une analyse de ces formules sortirait du cadre de cet essai.

Le fait qu’il y ait neuf commandements est, bien sûr, significatif, étant donné l’importance du nombre neuf dans la tradition germanique. Dans un autre texte, Wiligut dit : « Dans le ‘neuf’, la forme universelle entière est complétée dans un cercle » (p. 74).

Je vais maintenant commenter chacun des Neuf Commandements.

1. Gôt est Tout-Unité !

Ce qui est suggéré ici, c’est la théologie mystique pérenne du hen kai pan (un et tout). Cette phrase grecque connut la notoriété dans le monde germanophone avec la publication du livre de Jacobi Űber die Lehre des Spinoza in Briefen an der Herrn Moses Mendelssohn (1785), dans lequel Jacobi cite une phrase de Lessing : « Les concepts orthodoxes de la déité ne sont plus pour moi. Hen kai pan, je n’en connais pas d’autre ». Cette citation exerça par la suite une formidable influence sur les intellectuels allemands, parmi lesquels les jeunes Hölderlin, Schelling et Hegel, qui adoptèrent hen kai pan comme devise personnelle durant leurs années de scolarité. Hen kai pan implique que Dieu est au-delà de la dualité, d’où le « un », mais pas un au sens d’être « simple », une simple unité. Au contraire, Dieu est l’unité de Tout. L’expérience ordinaire nous prodigue non seulement la dualité, mais aussi tout un chaos de multiplicité. Mais en vérité, le monde tout entier est un.

Wiligut nous dit ensuite (p. 54) que Gôt est Gibor-Othil-Tyr. Cela devrait nous rappeler une autre trinité de dieux : Odin-Vili-Vé. Gibor, dit Wiligut, est la rune du soleil (Sowilho) plus la rune de la glace (Isa) ou  « Soleil-Je ». La signification du soleil et sa relation avec le Je ou ego apparaîtra bientôt. Othil est la « manifestation éternelle de l’être spirituel-matériel ». Tyr est la « victoire de la lumière sur la Matière [Stoff] dans l’action de la Lumière (cycle éternel) ». Tout cela deviendra plus clair avec la suite.

Il s’ensuit de l’identification de Gôt avec Gibor-Othil-Tyr que Gôt signifie (selon les mots de Wiligut) « Sainte Toute-Lumière d’être spirituel-matériel dans un cycle éternel dans le cercle de la création dans le Tout ». Lu hâtivement, cela peut ressembler à du charabia, mais une lecture attentive révélera que c’est en fait une affirmation résumée de la signification de Gôt comme étant Gibor-Othil-Tyr. Comme nous le verrons, Gôt est pour Wiligut la réalisation dynamique éternelle de l’Esprit (Geist) dans la matière comme faisant partie du processus cyclique qui définit la totalité de la création.

2. Gôt est « Esprit et Matière », la dyade. Il apporte la dualite, et est cependant unite et purete. . .

Mais Gôt, comme nous l’avons vu, est Unité, donc comment peut-il apporter la dualité ? Wiligut n’est pas un manichéen : il n’oppose pas un principe d’unité positif à un principe « dual » (ou principe de multiplicité ou d’indéfinition) négatif. Au contraire, la dualité vient de l’Un. C’est une doctrine de l’émanation, telle que nous la trouvons dans Plotin. Wiligut donne la déclaration la plus complète de sa cosmogonie dans un poème intitulé « Nombre », publié dans Hagal en 1934 :

N’ul-ni – le Je inconscient, ul = Esprit,
Ni = l’essence non-spirituelle.

Au commencement était une unité de deux aspects : Esprit et essence non-spirituelle (proto-Matière). Ils ne sont pas deux, mais une unité que nous devons comprendre comme deux. Ni est l’essence non-spirituelle de Ul (Esprit), parce que l’essence de l’esprit est de devenir non-spirituel. La fin ou le but de l’esprit est de s’incarner, et le corps est l’opposé de l’esprit. Le but de la chenille est de devenir un papillon, donc nous pourrions dire que le papillon est l’essence ou l’être de la chenille. Le but de l’Esprit est de s’incarner, donc l’essence ou l’être de l’Esprit est le non-Esprit. Ainsi, l’Esprit (Ul) est Non-Esprit (Ni). Ils ne sont pas deux mais un. De plus, le Non-Esprit n’est ce qu’il est qu’en participant à l’Esprit, donc l’être (l’essence, la fin) du Non-Esprit est l’Esprit.

Il se trouve au-delà du temps et de l’espace,
[Il est] « Rien », ce qui a jadis été…

Encore une fois, nous avons affaire à un Gôt au-delà de la dualité. Il est, mais il n’est pas (« ce qui a jadis été » implique des cycles éternels de création et de destruction). Wiligut représente ce stade initial comme un cercle avec un point au milieu, ce qui est aussi le symbole astrologique et alchimique du soleil :

Il est « être-originel, Ru » en Esprit et Matière,

Qu’aucune force n’a pénétré,
Soumis par la Volonté de Gôt-har
[Il n’est qu’] un point dans le Tout – dans l’être –
Là reposent les commandements de Gôt – son Je –
Comme un point dans le cercle…

L’être de Gôt, qui est Etre-Rien, Un-Tout, Esprit-Non-Esprit, une unité de tension polaire, est contracté en un point, et dans ce point se trouve l’univers naissant, d’où se déploiera l’essence complète de Gôt (notez « Là reposent les commandements de Gôt » – nous explorons précisément ces commandements ; la loi ou les commandements de Gôt sont apparentés à l’eide de Platon, le système de formes qui est l’être de Gôt).

. . . il devint « l’œuf du monde »,
La Volonté de solidification . . .

Wiligut postule qu’à la racine de tout l’être se trouve une tendance à devenir défini, concret, incarné. Quelle est l’explication du débordement d’existence à partir du point sans dimension qui est l’être de Gôt ? C’est simplement la nature de Tout [Al] que de tendre à la pleine expression – la réalisation concrète. C’est un thème pérenne dans le mysticisme allemand, présent chez des auteurs comme Schwenkfeld, Böhme, et Oetinger. On le rencontre aussi chez des philosophes comme Schelling et Hegel. Selon les termes d’Oetinger, il est appelé Geistleiblichkeit, « corporalité spirituelle ». D’après Oetinger, Dieu parvient progressivement à un état concret ou incarné par l’intermédiaire du monde.  Dieu n’est pas une sorte de spectre éthéré. Sa vraie nature est d’être l’être individuel total le plus concret, spécifique, pleinement réalisé, et en même temps sans exister simplement comme un être parmi d’autres, mais comme Etre-en-soi (le Moteur Immobile d’Aristote cadre avec cette description, bien qu’Aristote ne voie pas son Dieu comme se développant ou évoluant à travers le temps et à travers le monde).

Et de cet « œuf » la dualité surgit :
Dualité : Esprit dans la Matière formée par l’Energie
Afin de s’accomplir,
Il devient l’Œil de Gôt dans un cercle –
« Drehauge » – pour se transformer,
Et de Deux surgit
Le « Trois » que nous connaissons certainement tous
Et que nous appelons la Tri-unité comme forme de Gôtos…

Un autre texte de Wiligut, « La Spirale Créative de ‘l’Œuf du Monde’ ! » (Hagal 11, 1934) semble développer ces idées. Il commence par « Loi primale : En haut comme en bas, en bas comme en haut ! ». C’est bien sûr la célèbre maxime d’Hermès Trismégiste, habituellement exprimée sous la forme : « Tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». Wiligut nous rappelle dans ce texte que « du deux vient l’un (ans) ». L’unité de Gôt dans Son état originel en tant qu’unité d’Esprit-Non-Esprit donne naissance à l’« Œuf du Monde » : l’Esprit dans sa « lutte » pour être concret (non-Esprit) et le Non-Esprit dans sa « lutte » pour être inspiré (Esprit) existent dans la tension, et cette tension, en tant qu’équilibre de forces primordiales, produit une excroissance sur le « plan physique » (ou, plus exactement, cette tension crée le plan physique). Le « deux » qui est le Gôt-Origine [Ur-Gôt] donne naissance à l’un (l’« œuf ») qui doit ensuite devenir deux (« faire éclore » ou « diviser ») et de ce deux viennent d’autres uns, et d’autres deux jusqu’à ce qu’il y ait une prolifération de dualités ultimes à l’intérieur de chacune des « régions » primordiales de l’Etre : défini/indéfini, un/multiple, positif/négatif, droit/rond, passif/actif, repos/mouvement, systole/diastole, lumière/obscurité, froid/chaud,  sec/humide, amour/ haine, ciel/terre, mâle/femelle, bien/mal, etc. Chaque paire est une paire de « uns » qui ne sont ce qu’ils sont qu’en relation l’un avec l’autre, et dont la relation-connexion « donne naissance » à d’autres uns, qui existent à leur tour dans d’autres relations duales.

Wiligut invoque le principe du « Comme en-haut, ainsi en bas » à cause de la reproduction de ce modèle (le processus de création primordial) à tous les niveaux de l’existence, hauts et bas, en haut et en bas. Wiligut dit (p. 80) : « Je reconnais que dans ‘l’unité spirale’ la ‘dyade’ (dualité) devient une ‘unité’ dans l’humanité par l’intermédiaire de ‘l’homme et la femme’. L’homme ‘donnant’ et étant donc ‘en-haut’, la femme le prenant, donc recevant et étant donc ‘en bas’. Et au moyen de cette ‘unification vers l’unité’ (Œuf du Monde) dans la création… ». Et (p. 81) : « Nous sommes de surcroît nordiques, c’est-à-dire polarisés d’en haut. Nous – en tant que semence de Gôt – imprégnons ‘Erda’ [la Terre] en accord avec la Volonté de Gôt… »

3. Gôt est une triade : Esprit, Energie et Matière. Gôt-Esprit, Gôt-Origine, Gôt-Etre, ou Soleil-Lumière et Œuvre [Werk], la dyade.

L’« Energie » (Kraft) est maintenant mentionnée en plus de l’Esprit et de la Matière. La Matière devient spiritualisée (et l’esprit matérialisé) par l’intermédiaire de l’Energie. L’Energie vient du mot grec energeia qui signifie fonction, acte, ou réalisation. C’est une ‘fabrication’ de matière. Toutes les choses sont ce qu’elles font, ou par la manière dont elles fonctionnent, agissent, ou réagissent à d’autres choses. C’est la conception aristotélicienne de la forme : forme = fonction. C’est en ayant une fonction ou une ‘fabrication’ (Energie, energeia) caractéristique que la Matière a une forme ou une nature. Sans energeia, la matière est morte, dé-spiritualisée. C’est pourquoi Aristote dit qu’une main coupée n’est, au sens réel, plus une main du tout (Métaphysique, 1036 b30).

La Matière doit faire, agir, œuvrer pour avoir une essence ou une nature ; pour être spiritualisée (souvenez-vous de l’usage du symbole du soleil par Wiligut – un cercle avec un point central – pour représenter le Ur-Gôt, Gôt-en-Lui-même). C’est la dyade primordiale : Esprit et Matière se désirant l’un l’autre, reliés par un milieu qui est Energie (le « Soleil-Lumière »). L’action de la chose (son énergie) est l’Esprit naissant en elle. Tous les actes d’un être sont dirigés vers la réalisation de l’Esprit (la forme), que l’acteur en soit conscient ou non (c’est encore une fois similaire à Aristote : tous les êtres, dans tous leurs actes ou fonctions, « luttent » pour devenir comme Dieu). Par l’Energie, l’Esprit se réalise dans la Matière, qui est son but ultime.

Wiligut propose l’utile diagramme suivant :

[3]

Mon interprétation de l’« Energie » est confirmée par d’autres textes de Wiligut. Dans « Le Cosmos dans la Conception de nos Ancêtres » (Hagal 12, 1935), Gabriele Dechend, une disciple de Wiligut, propose plusieurs diagrammes formés de combinaisons de triangles. Elle écrit concernant l’un deux : « Le triangle supérieur représente l’Esprit devenant conscient dans la Matière, et cela se réalise en fait par le courant de l’Energie » (p. 119).

Dans le même texte, Dechend écrit : « Quand l’Esprit, dans sa circulation éternelle, approche du Plan de l’Energie-Matière, qui est le lieu de libération comme ‘plan’ potentiel —alors la ‘Volonté de Devenir’ est éveillée dans ce plan » (pp. 120–21). Incidemment, un « triangle inférieur » est opposé au « triangle supérieur » mentionné dans la première citation. Il contient une figure qui est une combinaison des runes Elhaz et Thurisaz :

[4]C’était apparemment une figure très importante pour Wiligut. Dans son Introduction, Flowers mentionne que Richard Anders, un disciple de Wiligut, déclara à un intervieweur : « C’est tout ce que j’ai appris de Wiligut », et dessina ce qui suit :

[5]

Concernant cette figure (placée à l’intérieur du « triangle inférieur »), Dechend remarque : « Le triangle inférieur devient l’image du ‘crucifié’, ou dans le culte de Wotan, celle d’‘Odhinn suspendu à l’arbre du monde’ » (p. 119). C’est le moment de mentionner l’un des aspects les plus énigmatiques et les plus décevants de Wiligut : sa croyance en un « Irmin-Kristianisme ». Wiligut pensait que c’est ce dernier, et non le « wotanisme », qui était la religion originelle du peuple germanique. Non seulement cela semble absurde (pour toutes sortes de raisons, l’historique n’étant pas la dernière) mais il est aussi très difficile pour nous aujourd’hui de comprendre pourquoi Wiligut, et certains autres penseurs völkisch allemands, tenaient tant à sauver le christianisme (on se souvient, par exemple, des stupides tentatives de Chamberlain et de Rosenberg pour prouver que le Christ était en fait un Aryen). Incapables d’imaginer la dissolution complète de la foi dans laquelle ils avaient été élevés, ces hommes voulaient créer (ou redécouvrir) un christianisme viril, allemand — un  christianisme avec un K ! Cela se reflète dans la double rune de Wiligut, décrivant « le crucifié ». La rune Elhaz est communément appelée « rune de vie » : elle est positive ; affirmatrice-de-vie au sens de Nietzsche (et donc opposée à un christianisme négateur-de-vie). La rune Thurisaz est (entre autres choses) un symbole du pouvoir mâle viril. Son  « épine » est une claire image phallique (notez qu’elle peut être insérée dans Berkano, la rune de la « Grande Mère »). Le Christ (Krist ?) de Wiligut est un Dieu viril, affirmateur-de-vie. Le Christ comme Dionysos.

4. Gôt est eternel—etant Temps, Espace, Energie et Matière dans sa circulation.

La Matière s’éveille à l’Esprit en tant qu’Energie (energeia) et produit l’Espace et le Temps. Le Temps ne peut être perçu que s’il y a un mouvement (par ex. la position du soleil dans le ciel, les aiguilles sur l’horloge, le sable dans le sablier, etc.). Le mouvement est energeia, et energeia n’existe que s’il y a la Matière (Aristote écrivit : « Le Temps est simplement ceci : une mesure du mouvement par rapport à l’avant et à l’après », Physique, 219 b2). L’Espace n’existe que par rapport aux objets matériels. Ainsi, la Matière et l’Energie réalisent le Temps et l’Espace. « Gôt est éternel… dans sa circulation » signifie : le cycle de la matière  « s’éveillant » à l’Esprit par l’Energie est éternel. L’Esprit et la Matière ne sont tous deux réels que dans leur relation mutuelle (voir plus haut). Gôt n’est pas Esprit, et Il n’est pas non plus Matière ou Energie. Il est l’interrelation dynamique des trois. Gôt est simplement l’éveil.

5. Gôt est cause et effet. Par consequent, de Gôt viennent le droit, la puissance, le devoir et le bonheur.

Puissance, droit, devoir et bonheur cadrent avec les trois « fonctions » indo-européennes identifiées par Georges Dumézil :

Première Fonction (sacerdotale/juridique) : Droit
Deuxième Fonction (guerre-protection) : Puissance (Force) et Devoir (Contrôle/Discipline)
Troisième Fonction (commerce/subsistance) : Bonheur (Plaisir)

Cette quadruple division semble être la description par Wiligut des aspects primordiaux de la vie humaine, et rappelle la division hindoue Vertu, Succès, Plaisir, et Libération. Mais pourquoi droit, puissance, devoir et bonheur viennent-ils de Gôt parce que Gôt est « cause et effet » ? Nous pouvons répondre à cela en regardant encore une fois vers l’hindouisme : droit, puissance, devoir et bonheur viennent de la cause et de l’effet, ce qui signifie qu’ils viennent de l’action (karma). Si cela semble très éloigné du milieu germanique de Wiligut, repensez-y. Dans « Murmures de Gôtos – Connaissance runique » (Hagal 11, 1934), Wiligut écrit :

Alors que l’Esprit s’immerge dans les profondeurs
Il est libéré des restrictions des deux !
‘La Vie consciente de l’Esprit’, attentive à l’Energie et à la Matière –
Est éveillée à son Garma – dans un modèle circulaire…
Et devient un enfant de Gôtos, un Esprit dans le fils de l’homme…
Et ainsi Gôtos lui-même est capable de reconnaître –
Gôt-Esprit sur le trône…

Dans une note en bas de page, Flowers nous rappelle que le « Garma » était la version de  Guido von List du karma.

Soit dit au passage, la citation précédente confirme mon affirmation précédente selon laquelle Gôt pour Wiligut est simplement l’« éveil » de la Matière à l’Esprit dans l’Energie, et la pousse un pas plus loin. Wiligut parle ici spécifiquement de l’éveil de Gôt/Gôtos dans l’homme, et il dit qu’à travers l’homme Gôt prend conscience de lui-même (« Gôtos lui-même est capable de reconnaître – Gôt-Esprit sur le trône…). Souvenez-vous de la description par Wiligut de « N’ul-ni » comme « le Je inconscient », où ul = Esprit, et Ni = l’essence non-spirituelle. Gôt-en-Lui-même, en tant que Tout-Unité, avant son déploiement dans/comme le monde est « le Je inconscient » (une union de l’Esprit et du non-Esprit, de la Proto-Matière). Par Son déploiement, Gôt devient le Je conscient.

Il s’agit d’un enseignement mystique éternel. Eckhart dit : « L’œil avec lequel Dieu me voit est cet œil-là même par quoi je Le vois, mon œil et Son œil n’en font qu’un. En vérité je suis en Dieu et Il est en moi. Si Dieu n’existait pas, je n’existerais pas non plus ; si je n’existais pas, Il n’existerait pas non plus ». Dans la Kabbale, Ein-Sof, l’Infini, est considéré comme identique à Ayin, Rien. Le but de Ein-Sof/Ayin est de se développer en Ani, « Je » (Ayin le-Ani, « Rien devient Je »). On trouve aussi cela dans la tradition philosophique « majoritaire », dans la personne de Hegel. Les trois principales divisions de la philosophie de Hegel (Logik, Natur, Geist) sont modelées sur la Trinité : Père, Fils, Saint-Esprit. La référence à l’« Esprit dans le fils de l’homme » et à « Gôt-Esprit sur le trône » est certainement une réminiscence de Hegel (Maître Eckhart, soit dit au passage, identifiait aussi « le Fils » à la Nature).

6. Gôt est creation eternelle. L’Esprit et la Matière, l’Energie et la Lumière de Gôt sont les moyens de cette creation.

L’éveil (Gôt) de l’Esprit dans la Matière au travers de l’Energie n’est pas un processus unique, ou un processus qui a lieu en-dehors de l’espace et du temps. Il est perpétuel, il est partout (même si, comme cela est suggéré plus haut, son expression principale ou la plus haute pourrait être en l’homme), il est sans fin. Gôt est la fécondité éternelle du monde – ou la fécondité elle-même. Wiligut mentionne ici la Lumière, faisant un quartet de l’Esprit, la Matière, l’Energie et la Lumière. Que devons-nous faire de cela ?

Voici les catégories primordiales introduites jusqu’ici dans les Commandements de Wiligut :

(Catégories Métaphysiques)
Al-Unité (N’ul-ni – le Je inconscient) =
Esprit (ul) + essence non-Spirituelle (Proto-Matière) (Ni)
(la tension donne naissance à : )

(Catégories Naturelles)
« Œuf du Monde » (dans lequel sont naissants)
Energie
Matière
Espace
Temps
Lumière
« Transformation »

(Catégories « Humaines »)
Droit
Force
Devoir
Bonheur

(Notez que si Wiligut a clairement une cosmogonie et une doctrine des émanations, il n’y a pas d’explication pour l’apparition de « l’humain » dans la nature – sauf, peut-être, qu’il doit apparaître pour que Gôt puisse Se reconnaître.)

La relation entre Lumière et Energie est évidente : la manifestation d’énergie produit fréquemment de la lumière (par ex. les phénomènes électriques), particulièrement lorsqu’une chaleur extrême est impliquée. La lumière est la culmination de l’énergie. C’est le moment où la matière devient tellement chargée d’énergie qu’elle donne naissance à un phénomène qui se révèle à lui-même et à d’autres. Elle se révèle à elle-même et/ou à d’autres, et/ou révèle les autres à elle-même. Dans cette Lumière, c’est l’Esprit, la Forme des choses qui se dévoile. Ainsi, quand Wiligut relie l’Energie et la Lumière, il relie l’Energie/Fonctionnement à la Manifestation ou Révélation en tant que telle (Hegel considérait la lumière comme « pure manifestation, et rien d’autre à part la manifestation »). Le fonctionnement naturel ou approprié de quelque chose conduit, par l’interaction d’une chose avec une autre, à l’ouverture et au dévoilement de l’être des choses. L’être est « illuminé ». En résumé, l’Energie/Fonctionnement, la réalisation de l’Esprit dans la Matière, est le rayonnement de l’Esprit dans la Matière, qui à son tour illumine l’Esprit dans la Matière à un autre endroit (en vérité, la révélation de l’être d’une chose ne pourrait pas se produire séparément de la révélation de l’être d’autres choses, puisque l’être d’une chose consiste en fin de compte à ne pas être quelque chose d’autre).

7. Gôt—au-delà des concepts de bien de mal —est ce qui porte les sept epoques de l’humanite.

L’idée que Gôt – et la conscience supérieure – est au-delà du bien et du mal est, bien sûr, une idée pérenne. Que sont les « sept époques de l’humanité » ? Wiligut les décrit dans un document SS écrit le 17 juin 1936 et marqué lu par « H. H. » (Heinrich Himmler). Wiligut affirme qu’un récit des sept époques « fut enregistré sur sept tablettes runiques en bois (de chêne) en ancienne écriture linéaire aryenne illustrée par des images » (pp. 98–99). Ces tablettes furent détruites, affirme-t-il plus loin, dans l’incendie de la maison de son grand-père en 1848. Il n’y a aucun intérêt à entrer dans le récit des sept époques, car nous rencontrons ici le pire aspect de Wiligut. Les sept époques sont un récit fantaisiste, complètement inventé, de la préhistoire. Je fais cette affirmation pour deux raisons : (1) il n’y a aucune source indépendante (traditionnelle) qui confirme le récit de Wiligut ; et (2) il n’y a pas de raison contraignante de croire l’histoire de Wiligut sur les « tablettes runiques en bois ». Même les mystiques, ou les adeptes de mystiques, ne peuvent prendre les choses « comme articles de foi », c’est-à-dire sans avoir des preuves expérimentales, ou des raisons contraignantes d’y croire. Wiligut nous dit, entre autres choses, que durant la troisième époque les êtres humains « pouvaient voler et vivaient en partie dans l’eau, en partie sur la terre, et  avaient trois yeux. Le troisième était supposément au milieu de leur front » (p. 100). Tout le texte a la même tonalité d’arbitraire que nous trouvons dans des récits similaires de la Théosophie.

A un autre endroit, Wiligut dit des choses nettement plus intéressantes sur les origines et l’histoire humaines. Il semble accepter la croyance en une patrie arctique originelle pour les Aryens (p. 56). Son « Exhortation runique » (pp. 76-77) donne un récit poétique de la dispersion des Aryens et de l’oubli graduel de la sagesse runique.

8. La souverainete dans la circulation par la cause et l’effet produit l’elevation – le huit secret [heimliche Acht].

Je n’ai pas grand-chose à dire concernant cette affirmation déconcertante. Se réfère-t-elle aux caractéristiques de la royauté ? Prétend-elle que le règne (ou la véritable autorité) consiste en la maîtrise du « pouvoir de Gôt » ? Et qu’est-ce que (ou qui est) le « Huit secret » ?

9. Gôt est le commencement sans fin – le Tout. Il est achevement dans le Néant, et, cependant, Tout dans la trois-fois-trois connaissance de toutes choses. il ferme le cercle a N-yule, le Néant, passe du conscient a l’inconscient, afin que celui-ci puisse redevenir conscient.

Le neuvième « commandement » ressemble presque à une sorte de résumé des autres. On nous dit ici, une fois encore, que Dieu est un cycle de création éternelle dans lequel la Matière est unie à l’Esprit. « Il est achèvement dans le Néant, et, cependant, Tout… ». Dieu est Tout et Rien est une doctrine mystique éternelle (qu’on rencontre, par exemple, chez Böhme). Dieu n’est rien en particulier précisément parce qu’il est Tout (ou Al). Mais Wiligut dit qu’Il est Tout « dans la trois-fois-trois connaissance de toutes choses ».  3 x 3 = 9. Neuf  commandements ? Neuf mondes ? Wiligut veut-il dire que notre connaissance nonuple de Gôt achève ou réalise en un sens Gôt en tant que le Tout-Rien ? Rappelez-vous de mes remarques concernant le cinquième commandement. Wiligut semble dire qu’à l’origine Gôt est un « Je inconscient », qui parvient à la conscience par l’intermédiaire de l’homme. Souvenez-vous de ces lignes : « ‘La Vie consciente de l’Esprit’… devient un enfant de Gôtos, un Esprit dans le fils de l’homme… Et ainsi Gôtos lui-même est capable de reconnaître – Gôt-Esprit sur le trône… ».

Notez la ligne finale du neuvième commandement : « Il ferme le cercle à N-yule, le Néant, passe du conscient à l’inconscient, afin que celui-ci puisse redevenir conscient ». L’usage du « N-yule » par Wiligut est fascinant. « N-yule » est un jeu de mot sur l’allemand Null, zéro, néant, et Yule, la fin de l’année, une période d’hiver et de mort. L’année se termine par Null/Yule. La vie rentre en elle-même : les arbres « meurent », les animaux hibernent, les humains restent enfermés dans leurs maisons, etc. Ce « rentre » est l’implicite, le « en-soi » (pour utiliser le terme hégélien), qui est l’inconscient. Mais la vie surgit de cet inconscient. Elle s’épanouit et se manifeste à elle-même : elle devient explicite, « consciente ». L’éternel cycle de la génération est « inconscient », la Matière « morte » s’éveillant à l’Esprit  « conscient » et « vivant » au travers de l’Energie.  Mais l’Esprit en-soi, l’Idée, est seulement implicitement conscient. L’Esprit ne devient réel que lorsqu’il s’incarne dans un être matériel pensant qui devient conscient de son Esprit. Ainsi, l’Esprit descend dans la Matière afin de pouvoir vraiment se réaliser comme Esprit Objectif, ou : « descend du conscient dans l’inconscient, afin de pouvoir redevenir conscient ».

Gabriele Dechend parle aussi du « N-yule » : « La Vie en tant que mouvement contient en elle-même une impulsion contraignante, ce qui revient à une création ‘éternelle’, qui serait sinon empêchée, parce que ‘sans essence’ l’Esprit, l’Energie et la Matière tendent à sombrer dans le Néant, dans le N-yule, dans le Tout [Al]. Donc ici nous voyons clairement pourquoi l’impulsion à se reproduire est nécessaire ! Elle contourne le problème : la chute dans le ‘Néant’ » (p. 121). Ce passage ne semble pas contredire directement l’interprétation que j’ai donnée plus haut, mais il est curieux. Que signifie « sans essence » ? Esprit, Energie et Matière ont une tendance à l’entropie, à retomber dans le Néant, dans l’obscurité, la mort, et le repli de l’hiver : l’hiver de l’année, et l’hiver d’une vie. Mais les choses vivantes résistent à ce processus – en fin de compte en se reproduisant, et en atteignant ainsi une certaine sorte d’immortalité. Sachant bien qu’il y aura un hiver final, l’hiver de notre propre vie, nous transmettons la vie (nous nous reproduisons) et ainsi le cycle continue.

Evidemment, il y a dans Wiligut plus de choses que je n’en ai présentées ici, et mes interprétations ont été, par nécessité, hautement spéculatives. Comme je l’ai dit, la philosophie de Wiligut est confuse, souvent arbitraire, et souvent difficile à réconcilier avec ce que nous savons de la tradition germanique à partir d’autres sources. Cependant, j’espère que cette présentation a démontré que les écrits de Wiligut sont hautement stimulants, et dignes d’étude. Michael Moynihan et Stephen E. Flowers doivent être remerciés pour avoir permis au public de prendre connaissance de ces écrits.

Notes

Originellement publié dans TYR: Myth—Culture—Tradition, vol. 1, ed. Joshua Buckley, Collin Cleary, and Michael Moynihan (Atlanta: Ultra, 2002), 191–205.

1. The Secret King: Karl Maria Wiligut, Himmler’s Lord of the Runes, trans. with introduction by Stephen E. Flowers, Ph.D., ed. Michael Moynihan (Waterbury Center, Vt. and Smithville, Tex.: Dominion and Rûna-Raven, 2001).

2. Points de suspension dans le document allemand d’origine. Aucun texte n’a été omis.

3. J’ai fait quelques changements mineurs à la traduction des « Neuf Commandements », par Flowers,  pour la rendre plus littérale.