L’idée de culture intégrale:
Un modèle pour une révolte contre le monde moderne

[1]3,906 words

I. – Introduction

Notre culture est malade. Elle a subi un processus de désintégration depuis déjà un certain nombre de siècles. Ses diverses parties constituantes ont progressivement été dispersées et déconnectées de leurs amarres. Une telle désintégration ne peut être rectifiée, guérie, pour ainsi dire, que par l’intégration ou la réintégration.

Le mot « culture » m’a quelque peu agacé avec les années. Les gens semblent l’utiliser d’une manière vague et ambigüe. Quand je commençai à enseigner la littérature mondiale en traduction à l’Université du Texas durant l’automne 1984, j’entrepris une étude plus détaillée du terme « culture », avec l’intention d’utiliser ce que je découvrais dans mes cours. Le résultat fut la découverte de la « grille culturelle ».

La culture est composée d’un minimum de quatre catégories différentes, chacune d’entre elles étant essentielle pour l’idée totale de culture, et aucune ne pouvant être ignorée lorsqu’on tente de décrire une culture dans son entièreté. Ces quatre catégories sont : culture ethnique, culture éthique, culture matérielle, et culture linguistique. Dans les plupart des discussions précédentes de ces catégories culturelles, l’accent a été mis sur l’existence des quatre catégories, et sur la nécessité de chacune pour une description de l’ensemble.

Cette insistance était juste en soi, mais elle était plutôt statique. En fait, ce qui se passe dans les cultures dynamiques c’est que les catégories de la culture interagissent toutes constamment l’une avec l’autre. Il y a un flux et un reflux et un entremêlement constants des catégories, chacune servant à renforcer les autres.

Notre première tâche est d’identifier les parties constituantes de la culture, c’est-à-dire la carte complète de l’expérience et de l’action humaines. Puis vient l’impératif de développer chacune de ces catégories intensément et au mieux de nos capacités. Finalement il devient nécessaire de refermer le cercle en réintégrant les parties composantes dans un ensemble organique et vital où l’individu sera un homme culturellement authentique. Plus important, le processus de « bouclage du cercle » sert à revigorer la culture elle-même.

Ce processus organique est réalisé par un effort conscient pour intégrer les catégories culturelles et reconstruire ainsi une culture intégrale. Cela doit être fait sur une base individuelle avant de pouvoir être transféré à un niveau collectif. La réintégration culturelle commence en soi-même.

A la conclusion de cet article, il deviendra évident que si l’on reconnaît que la culture idéale est une culture intégrale, et que les individus ne sont vraiment libres que dans le contexte d’une culture intégrale, alors toute une série d’impératifs personnels et collectifs s’ensuit. Ces impératifs s’opposent généralement aux tendances de la vie moderne, qui tend à désintégrer la culture en faveur des intérêts apparents de l’individu isolé. Cet individu, séparé de sa culture, devient ensuite une cible facile pour les promoteurs de divers intérêts transitoires. Ces intérêts pouvaient impliquer une idée politique, ou un nouveau produit de consommation, ou une chose parmi un million d’autres. L’individu désintégré, atomisé, coupé de son contexte culturel organique, est relativement plus sensible à ces suggestions que quelqu’un qui est fermement enraciné dans un ensemble de valeurs culturelles objectives et conscientes. Mais les véritables valeurs culturelles de ce genre ne peuvent pas être fabriquées artificiellement. Elles doivent croître à partir du sol historique profond.

II. – Culture

Pour développer plus complètement l’idée de culture intégrale, il faut parvenir à une compréhension plus globale des catégories de la culture. La dénommée grille culturelle apparaît dans l’illustration ci-dessous. Cette grille montre les quatre catégories culturelles disposées d’une manière qui est plus signifiante que la simple énumération des quatre séparément.

Les deux sur le coté gauche du diagramme sont de nature essentiellement matérielle, alors que les deux sur le coté droit sont principalement symboliques. Alors que les deux du niveau supérieur peuvent être considérées comme essentielles, les deux du niveau inférieur sont secondaires.

[2]

Toutes les catégories de culture impliquent un contact entre deux humains ou davantage. La culture ethnique est enracinée dans le lien sexuel entre un homme et une femme, conduisant à la production d’enfants. Le produit de cette union est le véhicule corporel nécessaire à la manifestation de la culture dans le monde matériel. Evidemment, sans cette activité reproductive – l’incarnation littérale de la culture –, aucune culture ne serait possible. Beaucoup pensent que le corps lui-même, sous la forme de l’ADN, contient certains modèles culturels, et il est également vrai que les données culturelles absorbées par l’humain en développement (en particulier pendant les premières années de la vie) entraînent réellement des changements physiques permanents dans le cerveau (voir Brad Shore, Culture in Mind, Oxford, 1996).

Le lien que des individus vivants ont avec leurs ancêtres n’est pas seulement un lien symbolique. Il est aussi physique. L’entièreté des corps de nos ancêtres constitue une sorte d’hyper-corps culturel pour nous. La culture ethnique est une culture incarnée.

A l’autre extrémité d’un spectre apparent se trouve la culture éthique. L’ethos d’une culture est son symbolisme ou idéologie. C’est la partie de la culture qui nous intéresse le plus, puisque c’est par les idées de notre propre culture et des autres cultures que nous sommes généralement le plus fascinés. C’est la partie de la culture qui contient des structures, des modèles et des mythes (ou des méta-récits) composés d’idées symboliques. Les mots « ethnique » et « éthique » sont choisis intentionnellement ici, bien que d’autres termes auraient pu être utilisés, pour démontrer le lien archaïque entre le biologie et les idées.

Pour les anciens Grecs l’ethnos ou tribu était déterminé par les dieux à qui l’on sacrifiait, et donc de qui on recevait ses valeurs. Les Grecs étaient ceux qui sacrifiaient aux dieux grecs, parlaient la langue grecque et perpétuaient l’ethnos grec biologiquement. Un modèle similaire de croyance peut être détecté dans d’autres branches indo-européennes de la tradition.

Symbolique ou éthique, la culture est entièrement invisible et suprasensible. Nous la connaissons à travers ses manifestations dans les trois autres branches de la culture : ethnique, matérielle, et linguistique.

La culture symbolique est le plus parfaitement contenue dans la culture linguistique. Cela revient largement au langage-code parlé et compris par les membres d’une culture donnée. Mais le code linguistique, sa phonologie, sa morphologie, sa syntaxe et sa sémantique, constituent aussi un code sémiotique complexe par lequel les membres de la culture comprennent le monde et s’expriment vers les autres parties du monde. Sans une telle communication entre humains, et la méta-communication entre les humains et les autres parties du cosmos (par ex. les dieux et/ou la nature), les humains seraient impuissants dans le monde.

La culture matérielle se voit facilement. Elle est composée de tout ce qu’une culture produit, c’est-à-dire tous les objets physiques faits par des membres de cette culture. Ce peut être une pointe de flèche en silex, ou un gratte-ciel. Ce sont les objets faits par la main de l’homme après avoir été imaginés dans le cœur humain. En d’autres mots, ces objets sont artificiels, c’est-à-dire « faits par le travail de l’homme ». Très souvent, ce que nous connaissons d’une culture archaïque se résume aux objets qu’elle a laissés derrière elle. Mais à partir de ces objets, nous pouvons souvent reconstruire les valeurs de la culture. Si la culture moderne devait être évaluée par sa seule culture matérielle, je ne sais pas ce que les archéologues du futur en concluraient. Ils la trouveraient certainement titanique, mais peut-être aussi stérile et vide.

Une chose qui devrait être évidente, c’est que ces quatre composantes de la culture ne sont pas des catégories discrètes et isolées. Ce sont plutôt quatre pôles de manifestation qui appartiennent à un ensemble plus grand. Chaque catégorie interagit avec les trois autres dans un discours vivant. La culture linguistique rencontre la matérielle sous la forme d’écrits, d’inscriptions, de livres, de logiciels informatiques, etc. La culture symbolique non seulement fournit des formes pour la production d’objets matériels (comme des temples et des sculptures), mais détermine habituellement la nature de la reproduction physique des corps humains sous la forme des lois et des coutumes encadrant le mariage et la maternité et l’éducation des enfants (dans ce domaine, le chaos général actuel et la dégradation de ces coutumes sont tout aussi révélateurs que les coutumes les plus traditionnelles des époques anciennes ou des autres cultures).

Les quatre catégories fondamentales de la culture se rencontrent et s’influencent les unes les autres, et aucune d’entre elle ne peut exister sans les trois autres. Des changements dans l’une d’elles conduiront inévitablement à des altérations dans les autres parties. La vitalité de l’une aidera à revigorer les autres, alors que la faiblesse de l’une entraînera tout aussi naturellement la diffusion de cette faiblesse dans toute la culture. Dans notre état actuel de fragmentation culturelle, ce sens de la nature intégrée de la culture s’est perdu. La cause fondamentale de cette fragmentation devrait aussi être évidente. L’une des manières les plus efficaces de se révolter contre le monde moderne est d’entreprendre la (ré)intégration de la culture, de réaliser une synthèse personnelle et culturelle des diverses catégories de la culture – ou de les « rassembler ».

Pour entreprendre cette révolte, il faut commencer par soi-même. La synthèse des catégories culturelles intérieures doit être une synthèse harmonieuse. C’est-à-dire que bien que les humains soient libres en pratique de « mélanger » des éléments culturels différents, seuls des idiots penseraient sérieusement que ces éléments aient pu concevoir une telle synthèse avant d’être eux-mêmes des produits quasi-finis de la culture et du caractère. Ce serait comme demander à un enfant de concevoir sa vie alors qu’il est âgé de huit ans ! Dans un tel cas nous ne devrions pas nous demander pourquoi il serait très malheureux à l’âge de vingt ans. La synthèse culturelle individuelle existe théoriquement in potentia. Le travail de l’individu est de la réaliser, de la rendre réelle, de réaliser son potentiel.

Cette synthèse culturelle préexistante, à laquelle nous tentons de revenir sur un plan supérieur, ne peut avoir ses racines que dans une époque où un ensemble intégré était bien visible. C’est pourquoi les individus intéressés par l’authenticité culturelle ont souvent une si forte nostalgie pour les temps païens ou archaïques. Ce n’est pas tellement une nostalgie du « paganisme » lui-même, mais plutôt une nostalgie de la complétude et de la nature intégrale du moi et de la culture qui était possible dans ces sociétés.

A un niveau personnel, individuel, la tâche du pratiquant de la culture intégrale est de découvrir puis d’harmoniser les contenus de son corps, de son cerveau (esprit), de sa langue, et ses actions quotidiennes. Chaque partie de la vie s’inspire d’une autre partie intégrale de cette vie multidimensionnelle. Le corps contient un code qui contient l’histoire essentielle de tous ses ancêtres. Nos mythes culturels expriment tout cela, et ces mythes sont à nouveau encodés dans des récits réels exprimés dans des langues souvent archaïques. Ces codes contiennent le plan pour l’action intérieure qui peut conduire l’individu vers un retour à un état intégré de l’être. C’est ainsi qu’ils fonctionnaient dans les temps anciens, et c’est ainsi qu’ils peuvent fonctionner aujourd’hui. Se contenter de lire ou de réfléchir sur ces modèles n’est généralement pas suffisant. D’autres techniques conçues pour imprimer les codes dans l’esprit conscient doivent être expérimentées. Des niveaux élevés de pensée répétée, concentrée, ordonnée et intense doivent être atteints. Mais exposer ces techniques serait hors de propos.

Une partie essentielle du processus de réintégration culturelle de la personnalité implique une interaction consciente avec les autres individus appartenant à cette culture. En définitive, la culture concerne toujours le contact entre humains. L’expérience individuelle isolée est une forme de mysticisme, mais pas la manifestation d’une activité culturelle intégrée. Il faut déterminer par soi-même comment on peut le mieux contribuer à la tâche d’intégration culturelle, ou la laisser être déterminée par les autres. Certains fourniront des corps humains solides pour le futur, d’autres créeront des institutions qui revigoreront et transmettront la culture, d’autres enseigneront la tradition et les langues de la culture, d’autres façonneront et fabriqueront les outils artistiques et pratiques qui exprimeront la culture sur le plan matériel. Quelques âmes nobles seront capables de contribuer à plusieurs de ces domaines. Mais tous ces domaines sont nécessaires ; aucun n’est vraiment plus important que les autres. Tous doivent travailler ensemble comme une totalité.

Il faut remarquer que toutes ces idées de culture semblent être d’une manière ou d’une autre enracinées dans le « passé ». Pour comprendre l’idée de « passé », l’idée d’histoire doit elle-même être examinée.

III. – Une « histoire » des idées

Selon la manière dont il est compris, le concept d’« histoire » peut être inadéquat ou essentiel pour l’idée de culture intégrale.

Si par histoire on désigne une série objective d’événements venant du passé lointain et aboutissant au moment présent et dotée de sens et de signification « cosmique », alors l’« histoire » peut être rejetée comme de la « foutaise ». L’histoire n’a jamais été et ne sera jamais une sorte de recherche scientifique limitée aux « faits ». L’histoire est ce qu’elle dit qu’elle est : une histoire. Toutes les histoires sont des récits. Pour avoir un sens, elles doivent avoir certaines caractéristiques de moralité, de tension, et plus particulièrement contenir certains « complots » qui intéressent spécialement l’auditeur ou le lecteur. Ces dernières caractéristiques montrent à quel point l’« histoire » est seulement de la mythologie rejouée sur un mode laïcisé. Il n’y a rien de mauvais là-dedans, à part les tromperies qui pourraient être encouragées si les gens devaient croire autrement – ce que font bien sûr la plupart des gens. Cela est dû au fait que le mythe, ou méta-récit, du monde moderne dans lequel la plupart des gens vivent aujourd’hui a pour l’un de ses principaux piliers l’idée d’une « histoire objective » (c’est un méta-récit hérité du judéo-christianisme, qui fut la première idéologie à sacraliser les événements historiques terrestres et à les doter d’une signification cosmique).

D’un autre coté, si par histoire nous désignons une vision synthétique de mythes, de structures et d’idées ainsi que divers événements vus au-dessus du temps, alors l’« histoire » est fondamentale pour la culture.

Mircea Eliade ne cessa jamais de souligner que le mythe cherche à détruire l’histoire. C’est-à-dire que le mythe est éternellement vrai et récurrent, du fait de ses caractéristiques structurelles héritées. Mais l’histoire, telle qu’elle est ordinairement comprise, était supposée être provisoirement vraie, inévitablement ouverte à diverses interprétations, et fondamentalement chronologique et progressiste. Le mythe est éternellement vrai, alors que l’histoire est souvent une célébration de l’absurde. Le penseur et critique français Alain de Benoist, avec d’autres, a remarqué que le passé, le présent et le futur ne sont pas, en réalité, une progression linéaire, mais plutôt trois dimensions entièrement différentes de l’existence humaine. D’autres idées, comme celles d’Oswald Spengler, soulignent la « morphologie de l’histoire » et voient les cultures comme des sujets organiques de l’« histoire », soumis à des lois cycliques de naissance, de vie et de mort.

Bien qu’elle soit elle-même presque certainement un méta-récit, ou mythe, il est cependant utile d’examiner l’idée des historiens ordinaires sur la progression des époques dans l’histoire des idées européennes. L’époque antérieure à l’avènement du christianisme est placée par les historiens dans une période qu’ils appellent « ancienne ». Ils ne savent pas vraiment quoi en faire, puisqu’il n’existe aucun mythe dominant ou théorie générale qui pourrait permettre de la comprendre. Les Indo-Européens (et toutes leurs branches culturelles) avaient leur propre système de valeurs, les Egyptiens le leur, les Chinois le leur, et ainsi de suite. Une pluralité intelligible régnait et les dénominations ethniques suffisaient pour différencier les cultures dans un sens plus général : nous pouvons parler des Germains, de leur religion, de leur artisanat et de leur langue comme d’un ensemble plus ou moins cohérent et intégré. La même chose est vraie pour les Grecs, les Celtes, ou toute autre branche de l’arbre indo-européen. Bien sûr, c’est également vrai pour toutes les autres cultures « anciennes ». Mais nous sommes dans une curieuse situation quand nous examinons des cultures d’une authenticité continue : que ce soit au Japon, en Chine, en Inde, ou ailleurs. Certaines cultures n’ont subi aucune rupture majeure entre leur passé archaïque et leur état actuel. Mais la plupart des cultures ont subi des perturbations majeures dans leur continuité symbolique.

Cette perturbation peut être identifiée au moment où le paradigme dominant passe du particulier et du culturellement authentique au plus généralisé (international). Ce paradigme généralisé est le plus souvent caractérisé par le monothéisme, par exemple le christianisme ou l’islam. Avec l’avènement de ce paradigme dans une culture, même si cet avènement est partiel et imparfait, on peut dire que la culture est entrée dans une nouvelle phase. En Europe, cette nouvelle phase fut plus tard nommée la période « médiévale », ou « Moyen Age ». Tout ce qui est au milieu se trouve entre deux choses. Dans ce cas, les deux choses sont l’« ancienne » et la « moderne ». Le Moyen Age était dominé par le mythe de la foi tel qu’il était institutionnalisé dans l’Eglise. Ce n’est pas le lieu pour discuter des mérites de ce mythe. Il suffit ici de comprendre que les diverses mythologies plurielles et nationalement déterminées furent au moins partiellement remplacées par une unique mythologie « internationale ». Bien qu’on fasse souvent grand cas de la transition entre la période médiévale et la période moderne, les différences entre les mythologies médiévale et moderne sont loin d’être aussi grandes que celles entre la mythologie ancienne et la mythologie médiévale ou moderne.

La modernité remplaça simplement un mythe monolithique par un autre. Au lieu de la foi et de l’Eglise comme plus hauts arbitres de la vérité, ce sont la raison et la science qui prirent la barre. Les valeurs « religieuses » médiévales furent souvent simplement sécularisées et reformulées en modèles « politiques ». L’Eglise promettait le salut de toute l’humanité par la foi, alors que la science promettait la même sorte de perfection universelle par l’application progressiste de la raison. Ceux qui critiquent à la fois le monothéisme de l’homme médiéval et celui de l’homme moderne, ceux qui voient une stupidité malveillante dans les promesses de la foi tout comme de la raison – incarnées dans les idéologies du Moyen Age et du « progrès » de la modernité – peuvent être appelés des « postmodernistes ». Il faut remarquer que le terme de « postmodernisme » a généralement été détourné par les marxistes et les crypto-marxistes des campus pour faire avancer leurs propres programmes (qui sont généralement liés à leurs propres plans de carrière dans les universités, aujourd’hui derniers bastions des fidèles du marxisme). C’est pourquoi il est difficile d’utiliser le terme sans évoquer en même temps toute une foule de fables « politiquement correctes ».

IV. – L’idée de Culture Intégrale

Dans le contexte des méta-récits modernes, la révolte la plus efficace serait celle qui contesterait l’atomisation moderniste – la division de toutes les unités intégrées en leurs plus petites parties dans le but de les homogénéiser politiquement et/ou économiquement – en promouvant une réintégration des éléments ou catégories culturels dans un ensemble harmonieux et authentique. D’après ce qui a été dit, on peut déjà avoir une bonne idée de la manière dont cela peut être fait. Cependant, en conclusion, j’aimerais être plus spécifique.

Il y a certains sentiers ou chemins d’action menant à la culture intégrale. Ce ne sont pas des alternatives ou des options mais plutôt des choses qui doivent être, à un degré ou un autre, intégrées dans notre propre vie. La première est la tradition, la seconde l’authenticité personnelle, et la troisième l’action culturelle.

La tradition est ce qui a été transmis depuis un temps immémorial par diverses filières : génétique, mythique, linguistique et matérielle. Le sujet, c’est-à-dire l’auteur, de ce genre d’action doit découvrir la tradition, le mythe et l’école auxquels il ou elle appartient. Ce n’est pas un « choix » au sens d’être quelque chose d’entièrement arbitraire. C’est la compréhension d’une vérité. Dès que ce choix authentique a été fait, ce qui peut tout aussi bien être vu comme une « élection » par un certain aspect de cette tradition, on ne peut jamais reculer ou vaciller devant les implications de cette compréhension.

La raison est que c’est une question d’authenticité personnelle. Les modernes semblent croire qu’ils peuvent choisir de devenir quelque chose qu’ils ne sont pas en réalité, par exemple un chamane amérindien, ou un mystique kabbaliste. Mais on ne peut jamais vraiment le devenir, sauf dans sa propre imagination (et peut-être dans l’imagination des autres). En vérité, pour paraphraser Fichte, nous pouvons seulement devenir ce que nous sommes. Ce domaine des possibilités contient un nombre infini de directions, mais la tradition est une direction fixée. Le monde moderne rend presque impossible la redécouverte d’une tradition authentique. Pourtant quelques-uns ont persévéré, dans l’espoir qu’un jour la porte s’ouvrira pour le plus grand nombre. On doit simplement se demander : « De quoi puis-je être un exemplaire de ‘première classe’ » ? Puis-je être un chamane amérindien de première classe ? Non, seul un Amérindien peut l’être. Puis-je être un kabbaliste de première classe ? Non, seul un Juif orthodoxe peut l’être. La réponse positive à cette question peut être diverses choses. Mais dans son propre cœur, si l’honnêteté de cette réponse est complète, l’éveil authentique sera indubitable et irrévocable dans la vie. Le vrai chemin sera ouvert, mais il sera loin d’être accompli.

La troisième composante dans le chemin vers la culture intégrale implique l’interaction avec les autres. On doit participer activement avec d’autres dans la même école ou tradition, avec d’autres qui ont aussi découvert leur chemin authentique. Recevoir un enseignement des autres, enseigner aux autres, créer en coopération avec les autres, et d’une manière générale interagir de toutes les façons possibles avec les autres venant de la même tradition, c’est ce qui forme le laboratoire quintessentiel non seulement pour une large action culturelle, mais aussi pour le travail personnel intérieur.

Cette approche du développement personnel prend nécessairement en compte davantage que des désirs momentanés et transitoires. Elle voit l’individu dans son vrai contexte, comme un être qui existe dans de nombreuses dimensions, simultanément passées, présentes et futures. L’individu a une histoire, au sens où l’individu existe seulement comme partie d’un courant de culture qui ne peut pas être compris en-dehors de ses événements et structures constituants. La reconstruction d’une culture sur le modèle d’une vision saine et intégrée de la société ne pourrait qu’avoir un effet bénéfique sur les relations interpersonnelles, et par conséquent sur tous les aspects de la culture.

Le malaise profond et subtil du monde moderne a ses racines dans la désintégration et l’encourage sans cesse. Ce déracinement est mis sur le marché sous des termes nobles comme « liberté » et « droits individuels ». Mais quand l’arbre a été déraciné et tué par l’assaut du modernisme progressiste, et quand ceux qui vivent dans l’arbre ont compris ce qui se passait au nom de la « liberté individuelle », il est déjà trop tard. Le bien éternel de l’ensemble a été sacrifié aux appétits éphémères de l’individu. Comment l’individu peut-il alors préparer une révolte contre ce monde moderne ?

La désintégration culturelle est contrée par la réintégration culturelle. Les sentiers de retour vers ce niveau de l’être sont marqués par les signes de la tradition, de l’authenticité, et de l’action. Sans celles-ci, aucune révolte effective n’est possible.

Sic semper tyrannis !

Traduction de l’article paru dans le journal néo-païen TYR, volume 1, USA 2002.