Devenir ce que nous sommes :
l’eurocentrisme de gauche et le Destin de l’Occident

Delville0204 [1]

L’allégorie classique de l’universalisme maçonnique, par Jean Delville

2,883 words

English original here [2]

Notedu Rédacteur :

L’essai suivant est la section finale [3] de la recension par Collin Cleary du livre de Ricardo Duchesne, The Uniqueness of Western Civilization [La singularité de la civilisation occidentale], révisée pour une publication séparée. Elle contient un certain nombre d’observations extrêmement importantes qui méritent d’être mises en lumière, plutôt qu’être placées à la fin d’une recension de livre longue comme une épopée.

Même chez les plus modernes des Occidentaux – oui, même chez nos intellectuels politiquement corrects – nous voyons encore un reflet de l’ancienne nature combative [thumotic] indo-européenne. On voit cela, bien sûr, dans la nature polémique de l’érudition de gauche. Et, comme le remarque Ricardo Duchesne, leur critique de l’Occident incarne l’éternelle négativité occidentale sur soi-même, et le « doute de soi » occidental. C’est peut-être le point le plus difficile à comprendre pour les gens de droite qui critiquent la gauche. La haine de soi suicidaire des gens de la gauche occidentale est une chose qui semble complètement folle, et qui défie toute explication. Bien sûr, beaucoup de gens de droite ont une explication toute prête : la haine de soi qui domine actuellement les Européens, ainsi que les Euro-Américains, est une sorte de peste répandue par des non-Européens qui tentent de nous manipuler pour leurs propres intérêts ethniques. Mais une telle manipulation serait impossible si les Européens ne présentaient pas déjà une capacité innée pour une critique de soi impitoyable, et parfois suicidaire. L’obsession antioccidentale de la Gauche Européenne est peut-être stupide, malhonnête et désastreuse – mais elle n’est pas non-occidentale.

Depuis le début, l’Occident a été animé par un esprit d’individualisme qui a impliqué la capacité de nier même le désir de vie pour pouvoir accomplir l’idéal. En d’autres mots, nous avons été prêts à tout risquer pour l’autonomie individuelle, et pour notre vision de ce qui est juste. C’est la source de tout ce qui est grand chez nous, mais c’est en même temps notre défaut tragique. Cela semble conduire, chez beaucoup d’Occidentaux, à une forme de folie où l’on finit par croire que la liberté signifie l’émancipation vis-à-vis de toutes les limites. Et donc les Occidentaux modernes croient maintenant que nous sommes non seulement capables de dompter ou de canaliser nos désirs animaux, mais aussi de donner naissance à nous-mêmes.

Nous croyons que nous pouvons nous libérer de l’histoire, de la culture, de la biologie, et même des limites du temps et de l’espace. Nous nions l’hérédité, l’inégalité naturelle, les limites supérieures du développement physique et mental, les caractères ethniques et nationaux, et même la différence entre les sexes. Nous voulons « tout avoir » et être tout, ou alors rien. Mais bien sûr, cela revient en fait à ne rien être du tout. Et c’est véritablement notre but : l’apothéose de l’esprit occidental. Etre absolument libre de toutes limites et de toute altérité : être libre de tout ce qui n’est pas choisi par le soi autonome. Etre libéré, en fait, de l’identité. Pic de la Mirandole (dans son Oraison sur la dignité de l’homme, 1486) nous comprenait très bien : nous Occidentaux, sommes l’animal sans nature – ou du moins nous pensons que nous le sommes. Et cette conclusion, en fait, est ce que Hegel voyait à la fin de l’histoire. Pour Hegel toute l’histoire était la venue à l’être, à travers l’humanité (occidentale) du Dieu d’Aristote : l’être qui est complètement indépendant, autosuffisant, et indéterminé ; tournant sur lui-même dans une éternelle félicité d’autosatisfaction pure et parfaite. Mais bien sûr, cela est une folie complète. Il est exact que nous sommes capables de nier notre nature animale au nom d’un idéal, ou de canaliser nos impulsions animales. Mais nous ne sommes pas libres d’être tout ce que nous voulons. L’aptitude même à réagir contre nos impulsions animales est basée sur des facteurs – biologiques et culturels – que nous n’avons pas choisis. Et la vérité évidente est que nous ne nous sommes pas libérés de l’histoire, de la culture, et de la biologie. Nous nous sommes simplement leurrés en pensant que nous l’avons fait, ou que c’est une chose possible. Les caractéristiques humaines intrinsèques et immuables continuent à exister – ainsi que les inégalités humaines intrinsèques et immuables. La démence de l’Occident n’est pas d’avoir supprimé ces choses, mais de croire les avoir supprimées. Et cette démence pourrait bien conduire à sa destruction.

Comme illustration parfaite du fait qu’on ne peut pas échapper à sa nature et à son histoire, regardons simplement les gens de la gauche actuelle. Que nous prenions les historiens ou les sociologues P.C. des écoles de la Ivy League, ou les libéraux ordinaires de Berkeley en Californie, ou les agents du pouvoir de Washington D.C., ou les pontes travaillistes de Londres, nous trouverons des gens aussi profondément engagés dans l’eurocentrisme que Rudyard Kipling.

Je sais que cela semblera incroyable. Mais réfléchissez : si les gens de gauche passent une grande partie de leur temps aujourd’hui à parler de « diversité », en réalité ils sont seulement prêts à affirmer ces aspects des autres cultures qui ne sont pas en conflit avec les idéaux du libéralisme occidental. D’autres cultures peuvent entrer dans le grand projet multiracial – mais elles ne doivent pas manifester (comme le font beaucoup d’entre elles) de sexisme, de misogynie ou d’homophobie – ni s’engager dans des pratiques comme les mariages arrangés, les duels, les crimes d’honneur, ou la clitoridectomie. Les libéraux occidentaux sont en fait parfaitement prêts à accueillir des individus d’autres cultures qui pratiquent ces choses – mais la plupart pensent que leur mission est de les éclairer et de les amener à cesser de les pratiquer.

La « célébration de la diversité » par la gauche revient en fin de compte à une célébration de la culture dans ses formes externes et superficielles. En d’autres mots, pour les libéraux occidentaux le « multiculturalisme » finit simplement par revenir à des choses comme des costumes, des musiques, des styles de danse, des langues et des nourritures différents. Les véritables tripes des cultures différentes – la manière dont elles voient le monde, le divin, les hommes et les femmes – doivent être étouffées et cachées (ou même excisées entièrement) pour les mettre en conformité avec le libéralisme occidental.

Ainsi, le programme caché du dénommé « multiculturalisme » est en fait les « Lumières », ou plutôt l’européanisation, de tous les peuples. Maintenant, je m’aventurerai à dire que presque aucun libéral occidental n’est vraiment conscient de cela. La raison évidente est que pour la plupart ils sont incapables de voir que la culture du libéralisme est spécifiquement occidentale – et ainsi ils ne perçoivent simplement pas qu’ils ont en fait une identité occidentale. Ils se voient comme des cosmopolites, des citoyens du monde. Ils n’ont pas de scrupules à « aider » les autres à devenir comme eux, parce qu’ils pensent qu’en réalité ils aident simplement ces autres à devenir vraiment humains (pour « réaliser leur potentiel humain »).

Ils ont inconsciemment pris des traits et des valeurs européens comme étant simplement « humains » et les ont projetés sur le reste du monde. Il leur est ainsi possible de « célébrer la diversité » et en même temps, par exemple, de donner des cours condescendants aux musulmans sur les droits des femmes. Ils ne perçoivent pas cela comme une imposition de leur culture aux autres, parce qu’ils ne perçoivent même pas leur culture comme étant leur culture ; ils la voient comme une « humanité universelle » que les autres ne peuvent peut-être pas réaliser pleinement sans un peu d’aide. Et leur mission est de les aider à le faire ! (et l’une de nos caractéristiques occidentales est que nous devons toujours avoir une mission pour justifier notre existence). L’unification de tous les peuples, la fin de la guerre et des conflits, le respect universel des droits, les lumières politiques universelles. C’est la fin de l’histoire, et tout est recouvert d’un manteau multicolore. Mais en-dessous, il n’y a qu’une seule monoculture occidentale blanche comme neige. Et l’ironie ultime est que cette monoculture est répandue par des Occidentaux pratiquant la haine de soi, qui condamnent leur culture parce qu’ils pensent qu’elle a échoué à vivre en accord avec des idéaux qui sont, en fait, l’invention des Occidentaux.

Bien sûr, ce ne sont pas seulement les gens de gauche qui présentent ces tendances – qui veulent civiliser la planète en répandant une culture occidentale qu’ils ne reconnaissent même pas comme occidentale. Les conservateurs jouent le même jeu (particulièrement la récente variété des « néoconservateurs »). La couleur politique de ceux qui sont au pouvoir est apparemment sans importance. Nous sommes toujours en train d’essayer d’exporter nos « idéaux éternels ». De toujours forcer les autres à être libres. De toujours célébrer l’altérité en imposant une uniformité « humanitaire ». Il semble que nous Occidentaux ne puissions simplement pas échapper à notre occidentalité, quelle que soit notre affiliation politique.

Donc quel est le remède pour cette sorte particulière de démence ? Ici nous devons être prudents, parce que certains des remèdes proposés par les gens de droite sont en fait pires que la maladie. Un remède est pire que la maladie lorsqu’il tue le patient. Et certains ont proposé des altérations vis-à-vis de notre conception de nous-mêmes et de notre mode de vie, des altérations qui sont profondément antioccidentales. Par exemple, il est exact que l’un de nos problèmes est le manque d’unité. Donc certains d’entre nous regardent vers des pays non-occidentaux comme la Corée du Nord, prennent note de leur impressionnante unité, et aspirent à quelque chose de similaire. Mais nous devons bien garder à l’esprit que bien que notre individualisme, notre passion pour la liberté, notre critique de nous-mêmes, et notre nature belliqueuse aient en fait produit, semble-t-il, quelques résultats sacrément problématiques – malgré tout, c’est bien nous. C’est ce que nous sommes.

Quiconque cherche à sauver l’Occident ne doit pas chercher à changer ce qui est fondamentalement occidental chez nous. En fait, une telle tentative est vouée à l’échec. Donc quelle est la réponse ? Il est bien sûr possible qu’il n’y en ait pas. Il est simplement possible que l’homme occidental soit en fait une figure tragique, et que son histoire ne comporte pas de possibilité de happy end. C’était en fait la position de Spengler. Et nous devons lui faire face. Dans l’analyse finale, nous sommes peut-être un peuple dont la grandeur incomparable a été rendue possible par des traits qui finalement l’ont condamnée.

Bien sûr, si nous adoptons cette attitude pessimiste, nous sommes voués à faire de la prophétie de Spengler une prophétie auto-réalisatrice. Je voudrais donc suggérer un autre choix. Il mérite d’être discuté plus en détails, mais ici j’en tracerai simplement une esquisse. En fait, je tirerai mon inspiration de Hegel. Le penseur qui nous a révélé le commencement de l’histoire occidentale, son cours, et sa fin supposée peut aussi nous fournir une voie vers un nouveau commencement.

Dans sa Philosophie du droit, Hegel examine différentes conceptions de la liberté. La plupart des philosophes et des gens ordinaires pensent que liberté signifie « absence de contrainte », et qu’elle est le contraire de la « détermination ». Mais, en bon dialecticien, Hegel affirme que cette conception repose sur une fausse dichotomie. Si liberté signifie absence de détermination, alors la liberté est complètement impossible. Nous sommes tous nés dans un ensemble déterminé de circonstances culturelles, sociales, géographiques et historiques. Nous ne choisissons pas ces choses, mais elles modèlent ce que nous sommes – souvent selon des voies que nous oublions (comme l’illustre ma discussion précédente sur les gens de gauche eurocentriques).

Mais Hegel affirme que ce fait n’est pas quelque chose que nous devrions déplorer – parce que cette « détermination » est simplement l’ensemble de conditions qui rend possible notre liberté. Comme je l’ai remarqué plus tôt, la liberté est toujours la liberté dans un contexte ; « liberté de choix » signifie liberté, dans un certain contexte, de choisir parmi un certain nombre d ‘options. Le contexte définit toujours ce que sont les options – même l’option dont vous pouvez rêver, que personne d’autre n’a comprise ou pensé choisir. Et toutes sortes de facteurs définissent et rendent possibles un contexte, des facteurs sur lesquels nous n’avons aucun contrôle. Ainsi, par exemple, je suis né dans ce pays et non dans un autre, dans cette sorte de famille, dans cette époque, etc., – indéniablement cela me limite – mais définit un contexte dans lequel je peux faire des choix et, en fait, me réaliser comme la sorte d’être que je suis.

Maintenant, supposez que quelqu’un réponde à cela en disant : « Oui, mais je n’ai pas choisi le contexte où j’ai été placé, ni défini la nature de mes choix. Donc je ne suis pas libre ». Mais ce n’est pas une position raisonnable, car elle demande l’impossible – et construit donc une notion impossible et chimérique de la liberté. La réponse de Hegel à cela est de dire que nous sommes toujours pleinement et absolument libres tant que nous reconnaissons que les « facteurs limitatifs » dans nos vies sont en fait les conditions de notre autoréalisation ; les conditions de la liberté telle que nous l’avons, en d’autres mots. L’homme qui voit ces conditions comme simplement étrangères et « oppressives » se sentira non-libre. Si, par contre, il est capable de reconnaître comment son contexte non-choisi lui a permis d’être l’homme qu’il est, avec les choix et les possibilités alignés devant lui, il ne verra pas ces facteurs comme limitatifs. Si, en d’autres mots, il choisit le non-choisi, alors il reste un individu pleinement autonome. La manière provocatrice de Hegel pour dire cela est de dire que nous devons « vouloir notre détermination ».

Et cela pourrait être la voie pour sauver l’homme occidental. Nous ne pouvons pas changer le fait que ce que nous cherchons est l’autonomie – conquérir l’autre, pénétrer, connaître, et contrôler. Mais l’étape suivante dans le développement historique de l’auto-compréhension occidentale pourrait être de reconnaître la nécessité et l’immuabilité absolues des conditions qui rendent notre nature possible. Et de les affirmer : de les vouloir, de les choisir. Hegel, dans La philosophie du droit, parlait exclusivement de vouloir les conditions sociales qui rendent possible notre liberté. Mais étendons cela pour inclure le biologique, et d’autres conditions. Ainsi, par exemple, le remède au féminisme radical de l’Occident est que la féministe reconnaisse que les conditions biologiques qui ont fait d’elle une femme – avec l’esprit, les émotions et les impulsions d’une femme – ne peuvent pas être niées et ne sont pas un « autre » oppressif. Elles sont les paramètres à l’intérieur desquels elle peut réaliser ce qu’elle est, et chercher une satisfaction dans la vie. Personne ne peut être dépourvu d’un certain ensemble de paramètres ; la vie consiste à nous réaliser, ainsi que nos potentiels, à l’intérieur de ces paramètres.

Hegel avait raison concernant l’histoire : le telos de l’histoire (occidentale) est en fait notre venue à la conscience de nous-mêmes. Mais, contrairement à ce que pensent les fidèles de Hegel, nous ne sommes pas à la fin de l’histoire. En fait, nous sommes en train de traverser une étape de l’histoire dans laquelle nous nous trompons encore profondément concernant notre auto-compréhension. Et cela a des conséquences désastreuses. La phase suivante de la dialectique historique, s’il y en a une, sera l’antithèse de la phase actuelle : nous Occidentaux, reconnaîtrons la futilité et la destructivité du fait de nier notre nature ; de nier les conditions non-choisies – biologiques, culturelles, historiques, sociales – qui font de nous ce que nous sommes. Et nous choisirons au contraire d’affirmer ces conditions. Ce n’est pas une défaite pour nous, ni un rejet de ce qui nous rend spécifiquement occidentaux. C’est l’action d’un être pleinement conscient de lui-même et autonome. C’est l’esprit occidental parvenu à une conscience de lui-même complète et parfaite : quelque chose d’unique, un être d’une nature spécifique auquel il ne peut simplement pas échapper. Et qui voudrait échapper à une nature aussi glorieuse que la nôtre ?

Mais ensuite ? C’est une question spécifiquement occidentale. Pour l’Occident, il y a toujours quelque chose d’autre à venir, quelque aventure à vivre. Eh bien, vouloir les conditions de notre liberté ne veut pas dire la même chose que faire la paix avec le monde. Non, nous Occidentaux sommes voués à lutter – à être sans repos. C’est avec ce fait concernant nous-mêmes que nous devons faire la paix, et c’est ce fait que nous devons affirmer. Et ainsi nous avancerons vers de nouvelles aventures, conquérant de nouveaux territoires (littéralement et métaphoriquement). Mais cette fois-ci ce sera avec la pleine conscience de ce que nous sommes – et la fierté de ce que nous sommes. La « fin de l’histoire » viendra quand nous atteindrons cette conscience de soi absolue et que nous cesserons de nous tromper sur nous-mêmes, et de nous nier nous-mêmes.

Mais la « fin » de notre histoire est seulement le commencement, car c’est en fait le point où nous entrerons en pleine possession de nous-mêmes et de nos possibilités. Et ces possibilités sont illimitées et le demeureront, si nous vivons et agissons toujours dans la connaissance de ce que nous sommes. En d’autres mots, si nous devenons ce que nous sommes.