La haine née sur le Sinaï :
Moïse l’Egyptien, par Jan Assmann

AssmannFrench [1]2,775 words

English original here [2]

Jan Assmann
Moses the Egyptian: The Memory of Egypt in Western Monotheism [3]
Cambridge: Harvard University Press, 1997

[Tr. fr.: Jan Assmann, Moïse l’Egyptien, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2003.]

Quand j’ai lu pour la première fois le livre de Jan Assmann, Moïse l’Egyptien en juin 1997, ce fut une expérience extraordinaire. Moïse l’Egyptien appartient au genre le plus rare des livres académiques : ceux qui sont audacieux et passionnants. Bien qu’étant un érudit prudent, rigoureux et hautement spécialisé, Assmann domine toute l’ampleur de la pensée occidentale et parvient même à l’éternel, tout cela pour éclairer la grande blessure dans l’histoire occidentale : l’émergence du monothéisme biblique.

Aujourd’hui Professeur Emérite d’Egyptologie à l’Université de Heidelberg, Assmann est l’un des principaux égyptologues du dernier demi-siècle. Tard dans sa carrière, en commençant par Moïse l’Egyptien, Assmann commença à publier une série de livres  explorant les racines communes et les connections peu connues entre deux traditions qui courent depuis l’Ancienne Egypte jusqu’à l’époque actuelle : le monothéisme biblique et le panthéisme ou « cosmothéisme » égyptien.

(Les autres ouvrages importants d’Assmann en anglais sont The Price of Monotheism [4] [Stanford: Stanford University Press, 2010], Of God and Gods: Egypt, Israel, and the Rise of Monotheism [5][Madison: University of Wisconsin Press, 2008], Religio Duplex: How the Enlightenment Reinvented Egyptian Religion [6] [Cambridge, U.K.: Polity Press, 2014], et le tout prochain From Akhenaten to Moses: Ancient Egypt and Religious Change [7] [Cairo: The American University in Cairo Press, 2014]. J’espère présenter tous ces livres en temps voulu.)

[Presque tous les livres de Jan Assmann existent en langue française (NDT).]

Les égyptologues modernes tendent à rejeter les récits de l’Ancienne Egypte venant de l’antiquité tardive, de la Renaissance, et des Lumières, car ces récits n’étaient pas basés sur une compréhension de l’ancienne langue égyptienne, qui fut perdue durant l’antiquité tardive et retrouvée seulement après que Jean-François Champollion ait publié son travail de déchiffrage de la Pierre de Rosette en 1822. D’après cette tradition négligée, la sagesse « ésotérique » des Anciens Egyptiens est que derrière tous les dieux et toutes les créatures, il y a un dieu caché qui se manifeste dans toute la pluralité – dieux, mortels, et tous les autres êtres – occupant le monde, tout comme l’âme occupe le corps. Dieu est donc immanent dans la nature et à la fois « Un et Tout » (hen kai pan). Assmann appelle cette forme de panthéisme, « cosmothéisme » (à ne pas confondre avec le cosmothéisme de William Pierce [8], bien qu’il y ait quelques chevauchements doctrinaux).

Les idées cosmothéistes apparaissent dans le Corpus Hermeticum vers la fin de l’antiquité, qui revint en Europe en passant par Byzance au XVe siècle (avec les écrits de Platon) et contribua à provoquer la Renaissance. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le cosmothéisme devint associé au panthéisme de Baruch Spinoza ainsi qu’au déisme et à la franc-maçonnerie.

L’hermétisme joua un rôle important pour libérer l’esprit européen du christianisme, puisqu’il qu’il se présentait comme une tradition de sagesse égyptienne datant d’avant l’époque de Moïse, fournissant ainsi un cadre de référence plus ancien que la Bible. Il était important que la tradition hermétique soit plus ancienne que la Bible, car il était impossible de simplement rejeter le christianisme, mais on espérait qu’en le subsumant dans une tradition plus grande, il serait possible de le détacher de l’intolérance et de la persécution religieuses. Cela fut bien sûr tenté aussi par les anciens polythéistes, mais sans succès.

Bien que les textes du Corpus Hermeticum soient écrits en grec et en latin et datent des second et troisième siècles de l’ère chrétienne, Assmann dit que les idées fondamentales du Corpus Hermeticum et la tradition associée venant de l’ancienne sagesse égyptienne sont en fait cohérentes avec les authentiques sources égyptiennes qui sont bien plus anciennes que l’époque de Moïse, ce qui signifie qu’il y eut une tradition ininterrompue qui transmit les authentiques enseignements de la sagesse égyptienne aux anciens Grecs et aux Romains et à travers eux au monde moderne.

(Pour plus d’informations sur l’hermétisme, voir Garth Fowden, The Egyptian Hermes: A Historical Approach to the Late Pagan Mind [9] [Princeton: Princeton University Press, 1993], Frances A. Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition [10] [Chicago: University of Chicago Press, 1964], et Florian Ebeling, The Secret History of Hermes Trismegistus: Hermeticism from Ancient to Modern Times [11] [Ithaca, N.Y.: Cornell University Press, 2007].)

Assmann relie aussi le monothéisme biblique fondé par Moïse au pharaon hérétique égyptien du milieu du XIVe siècle av. J.-C., Akhenaton, par des traditions égyptiennes et gréco-romaines peu connues qui donnent la version égyptienne de l’histoire de l’exode. Ces traditions sont très intéressantes, mais elles n’établissent pas de lien direct entre Moïse et Akhenaton.

Assez bizarrement cependant, Assmann mentionne en passant mais n’exploite pas les parallèles connus depuis longtemps et très significatifs entre les Hymnes au Soleil d’Akhenaton et le Psaume 104. Puisque les hymnes d’Akhenaton sont au moins 500 ans plus anciens que le Psaume 104, que les souvenirs d’Akhenaton furent presque complètement supprimés en Egypte peu après sa mort, et qu’il n’y a pas de trace d’une troisième source commune aux deux textes, la conclusion raisonnable est qu’il y eut une tradition directe entre Akhenaton et la Bible (puisque seuls deux textes religieux d’Akhenaton ont survécu, il est toujours possible que d’autres textes bibliques incorporent aussi des œuvres perdues du pharaon hérétique. Assmann indique un autre exemple d’un texte de sagesse égyptienne incorporé dans la Bible).

Il y a, de plus, davantage que quelques parallèles textuels entre le monothéisme d’Akhenaton et la version biblique. Il y a aussi des similarités doctrinales. Les deux monothéismes sont fondés sur la négation du polythéisme égyptien. De plus, les deux monothéismes se déclarent la seule vraie religion et condamnent les autres religions comme étant simplement fausses. Finalement, les deux monothéismes ne se contentent pas simplement de déclarer les autres religions comme fausses. Ils cherchent aussi à les détruire en fermant les temples, en effaçant les images, en détruisant les écrits, et en persécutant les croyants.

L’un des plus intéressants concepts d’Assmann est la « contre-religion ». Il dit que le monothéisme d’Akhenaton ainsi que celui de la Bible émergèrent comme des contre-religions face au polythéisme égyptien. En fait, toutes les nouvelles religions, ou les mouvements de réforme à l’intérieur des religions, se définissent en opposition avec ce qui les a précédés. Cependant, dans le cas du monothéisme juif, la contre-religion prit la forme de ce qu’Assmann appelle une « inversion normative », ce qui signifie que les Juifs parvinrent à leur concept du sacré simplement en inversant et en profanant ce que les Egyptiens considéraient comme sacré. Par exemple, puisque les Egyptiens considéraient le taureau et le bélier comme des animaux sacrés, la loi juive prescrit qu’ils soient sacrifiés.

Bien qu’Assmann ne tire pas cette conclusion, son argumentation soutient l’idée que la « révolte des esclaves dans la morale » que Nietzsche voyait à la racine de la moralité chrétienne remonte tout droit à la création du judaïsme sur le Mont Sinaï. Bref, le judaïsme n’est pas plus une religion que ne l’est le satanisme d’Anton LaVey. Tous deux sont des contre-religions, c’est-à-dire des inversions haineuses – des parodies « sataniques » – d’autres religions ou contre-religions.

Le Talmud babylonien (Shabbat 89a) affirme que le Sinaï reçut son nom parce que c’est l’endroit d’où la haine (sin’ah) descendit sur le monde. C’est une description assez précise du motif original du judaïsme et de ses conséquences historiques jusqu’à nos jours (naturellement le Talmud inverse cette vérité, au moyen du vieux canard sémitique qui dit que la haine vient des goyim qui sont jaloux des « élus ») ; (Voir Jan Assmann, Le Prix du monothéisme, p. 21 de l’éd. anglaise).

Un autre des concepts-clefs d’Assmann est la « distinction mosaïque », qui trace une ligne entre vraies et fausses religions, et qui s’applique à la fois à Akhenaton et à Moïse. Tous deux affirmaient que leur religion était la seule vraie religion et que toutes les autres religions étaient par conséquent fausses. Mais ils ne rejetaient pas seulement les autres religions comme fausses. Ils demandaient qu’elles soient haïes, persécutées et détruites comme étant des rivales, des parodies ou des perversions de la seule vraie foi. Ainsi, avec la distinction mosaïque, l’affirmation de la vérité exclusive donna naissance à l’intolérance et à la violence religieuses (la distinction a pris le nom de Moïse plutôt que celui d’Akhenaton, parce que ce dernier fut oublié pendant plus de 3.000 ans, alors que Moïse fut reconnu comme le fondateur d’une tradition monothéiste qui est vivante et qui ne donne rien de bon, même aujourd’hui).

Les anciens polythéistes, par contre, n’étaient pas menacés par l’existence des autres religions. Lorsqu’ils rencontraient des dieux, des mythes et des rituels différents des leurs, ils n’en concluaient pas que puisque la vérité est unique, toutes les autres religions sont fausses. Ils en inféraient au contraire l’existence d’une réalité divine commune qui se manifestait dans une pluralité d’apparences différentes. Ils en concluaient donc que sur la question essentielle d’honorer la réalité du divin, toutes les religions sont les mêmes et doivent donc être traitées avec respect. Et puisque les différences entre les noms divins, les mythes et les rites n’interfèrent pas avec la fonction essentielle de la religion, elles ne sont pas des obstacles à la vérité mais plutôt les moyens par lesquels le divin se manifeste à des peuples différents. Ainsi la diversité religieuse n’est pas simplement une chose qui doit être subie et tolérée, mais qui doit aussi être acceptée et célébrée.

L’ancien polythéisme ne promouvait pas seulement la tolérance religieuse. Il contribuait aussi à promouvoir la paix entre les nations dans une époque de guerres et d’effusions de sang constantes. L’idée d’un ordre divin universel servait de fondement à la loi internationale et à la paix entre les nations. Des hommes de la même nation pouvaient se lier par des serments en jurant par leurs dieux communs. Des hommes de nations différentes pouvaient signer des contrats et des traités en reconnaissant que leurs différents dieux représentaient le même ordre divin qui les réunissait tous. D’après Assmann, cette idée de la « traductibilité » mutuelle des différents panthéons est attestée par des tables de correspondances mésopotamiennes du troisième millénaire avant l’ère chrétienne.

Dans d’autres textes [12], j’examinerai le développement de ces thèmes par Assmann dans Moïse l’Egyptien, depuis l’antiquité jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles et au livre de Freud, Moïse et le monothéisme. Ici je souhaite discuter de l’importance d’Assmann pour le Traditionalisme et la Nouvelle Droite.

Le cosmothéisme païen – l’idée que derrière la pluralité de religions différentes se trouve un ordre divin unique qui se manifeste de diverses manières – est la racine de l’idée traditionaliste de l’« Unité Transcendante des Religions ». Pour le dire franchement, ce que les Traditionalistes appellent la Tradition est simplement le cosmothéisme païen, qui connaît son premier développement connu dans l’Ancienne Egypte. Cette tradition de la « philosophie pérenne » est associée à la tradition mystique pérenne, dont le cœur commun est l’expérience par l’individu de son identité avec l’Un caché. Le « Tout » est identique à l’« Un », mais seuls quelques individus ont une expérience directe de cette identité.

Il est important, cependant, que les traditionalistes reconnaissent que l’unité transcendante des religions est rejetée par le monothéisme biblique, qui se définit comme la négation du polythéisme, pas comme son accomplissement dans la notion d’un ordre divin commun. Les polythéistes regardent toutes les religions comme vraies, alors que les monothéistes regardent seulement leur religion comme vraie et toutes les autres religions comme fausses. Les polythéistes sont tout prêts à reconnaître que le monothéisme biblique est vrai aussi. Ils sont désireux d’identifier le Dieu biblique à leurs propres dieux souverains [= Zeus, Jupiter, etc.]. Mais pour faire cela, les polythéistes doivent nier la vérité de l’un des traits essentiels du Dieu biblique : sa prétention à être le seul vrai Dieu.

Les monothéistes bibliques rejettent aussi le mysticisme unitaire comme un blasphème. L’idée de création ex nihilo signifie que les créatures ne sont pas identiques à Dieu mais dépendent simplement de Dieu pour leur existence. L’enseignement mystique pérenne est que l’être profond d’un individu est identique à l’Etre et/ou au Divin, alors que l’idée de création signifie que notre être profond est précisément notre nullité – c’est-à-dire notre dépendance absolue d’un Dieu transcendant et tout autre. La théologie de la création postule un gouffre métaphysique entre Dieu et la création, un gouffre qui ne peut être comblé par aucun acte des créatures.

Pourquoi, alors, les polythéistes – depuis l’antiquité tardive jusqu’aux traditionalistes de notre époque – tentent-ils de convaincre les monothéistes bibliques qu’il existe un ordre religieux supérieur qui peut réconcilier leurs incompatibles récits du divin ? La raison principale est leur désir de combattre l’intolérance et la persécution monothéiste. Ceci était nécessaire même dans l’antiquité, quand les monothéistes bibliques vivaient sous des régimes polythéistes qui tentaient de contenir leurs pires tendances. Cela devint encore plus urgent quand les monothéistes bibliques purent utiliser le pouvoir coercitif de l’Etat pour persécuter les non-croyants et les hérétiques.

Contenir le zèle persécuteur du monothéisme est un noble motif. Mais cela ne change pas le fait qu’il est intellectuellement incohérent d’inclure le monothéisme biblique dans la Tradition pérenne et primordiale. Cette Tradition est intégralement païenne, polythéiste, et cosmothéiste. Le traditionalisme ne peut inclure le monothéisme biblique qu’en le dénaturant, c’est-à-dire en niant l’un de ses traits essentiels, sa prétention à la vérité exclusive. Ainsi, chaque traditionaliste est un hérétique selon les standards bibliques. Un traditionalisme juif, chrétien ou musulman est une contradiction dans les termes. Les « contre-religions » bibliques d’Assmann, tout comme la « Contre-Tradition » et la « contre-initiation », sont des négations de la Tradition.

Quand René Guénon vivait en France, il était catholique. Quand il vivait en Egypte, il était musulman. Mais il était traditionaliste en permanence. Guénon était trop intelligent pour ne pas voir le fait que le monothéisme biblique ne peut pas être réconcilié avec la Tradition. Il rendait simplement un hommage de pure forme à la religion dominante de l’Etat où il vivait, afin d’éviter l’intolérance et la persécution.

Heureusement, ces compromis d’intégrité intellectuelle ont survécu à leur utilité. Dans le monde occidental, du moins, les traditionalistes n’ont plus besoin de faire semblant, parce que les Lumières – guidées en partie par la tradition hermétique, qui influença la franc-maçonnerie – ont remplacé l’intolérance biblique par la tolérance païenne.

Il est temps que les traditionalistes affrontent le fait qu’ils ne peuvent pas être à la fois des traditionalistes et des monothéistes bibliques. La Tradition est, fut toujours, et sera toujours intégralement païenne. Il est temps que les traditionalistes affrontent le fait que là où les Lumières ont triomphé, ils n’ont plus besoin de faire semblant d’être des monothéistes bibliques. Il est temps que les traditionalistes affrontent le fait que le triomphe des Lumières est, en grande partie, leur propre triomphe aussi, c’est-à-dire un triomphe de la franc-maçonnerie hermétique.

De plus, il est grand temps que les traditionalistes cessent de s’associer à l’ennemi sous le parapluie d’un traditionalisme mal compris, c’est-à-dire de s’associer à des chrétiens et des musulmans réactionnaires qui souhaitent défaire les Lumières et retourner à l’obscurité totalitaire de la théocratie biblique. Les adeptes de Guénon qui, par une double incompréhension de l’ésotérisme, se sont convertis à l’islam tout en vivant en Occident doivent affronter le fait qu’ils servent de vecteurs à la subversion contre-religieuse biblique et totalitaire dans les sociétés mêmes où la Tradition a eu le plus grand succès en restaurant le pluralisme religieux et la tolérance religieuse qui découlent de la Tradition. La même chose est vraie pour les traditionalistes occidentaux qui se convertissent à l’orthodoxie orientale. Par une double ironie, de telles conversions ne sont possibles que grâce à la liberté religieuse que ces traditionalistes déclarent détester, et cette liberté est le seul triomphe politique existant de la Tradition qu’ils déclarent respecter.

Moïse l’Egyptien a d’importantes implications pour les néo-païens aussi. D’abord, Assmann démontre la persistance d’une tradition de sagesse païenne vivante, depuis l’Ancienne Egypte jusqu’à nos jours. Ensuite, bien que le cosmothéisme, bien sûr, ne fasse qu’un transcendentalement avec Asatru, ses racines sont plus profondes. Il est pré-indo-européen, ce qui pour moi signifie : plus proche de la première émergence de l’homme européen, à l’ère paléolithique. Enfin, le cosmothéisme offre une esthétique et une mythologie très différentes et hautement raffinées : égyptiennes, mais aussi grecques et romaines (les Grecs et les Romains étaient des peuples indo-européens, mais leur mythologie et leur religion sont principalement d’origine méditerranéenne pré-indo-européenne). Le cosmothéisme méditerranéen est, en bref, une alternative au paganisme de Robert E. Howard, un paganisme sans barbarie.

Et tout cela n’est qu’un avant-goût des implications intellectuellement stimulantes, clarificatrices et finalement libératrices du travail d’Assmann.