Freud et Jung :
les implications sociales de la théorie psychologique

freudjung [1]10,947 words

Le but de cet article est d’identifier la différence philosophique entre les deux systèmes psychologiques les plus influents de l’âge moderne, ceux de Freud et Jung, afin de pouvoir mieux apprécier leurs différentes implications sociales. Cela est important dans la mesure où le mouvement psychanalytique freudien est essentiellement enraciné dans des anciennes croyances dont on peut retrouver la trace dans la Kabbale et même dans les lointaines traditions babyloniennes [1], alors que la pensée jungienne est enracinée dans une tradition plus distinctement occidentale [2].

On pourrait dire pour commencer que, comme cela a été bien reconnu, les concepts psychologiques de Freud étaient profondément enracinés dans des traditions moyen-orientales grâce à sa profonde compréhension de la grande richesse de l’héritage culturel juif. Néanmoins nous pouvons aussi percevoir dans certains de ses écrits une tentative délibérée de trouver des alternatives aux principes philosophiques majeurs de la civilisation européenne qui l’entourait, mais qui le considérait comme étranger. Dans L’interprétation des rêves, par exemple, Freud reconnaissait qu’il se voyait lui-même comme un moderne Hannibal qui voulait tirer vengeance de Rome, qui symbolisait la culture européenne en général et l’Eglise catholique en particulier [3]. Qu’il ait réussi dans une large mesure dans son entreprise fait partie du dilemme de l’Occident moderne.

Marthe Robert, dans son livre sur la perception par Freud de sa propre identité, D’Œdipe à Moïse [4], a révélé le conflit entre les racines ethniques du psychologue et les fondements classiques de la société européenne dans laquelle il vivait. Nous pouvons rappeler ici que les Juifs ne furent émancipés qu’en 1867 en Autriche et deux ans plus tard dans la Confédération d’Allemagne du Nord, et Freud devait donc être très conscient d’être un « intrus » dans la société viennoise non-juive. L’acceptation du peuple juif dans la société d’Europe Centrale fut lente et marquée par la suspicion et des conflits entre les deux communautés. Ainsi, comme Jacques Maritain l’a remarqué : « au fond de la métaphysique freudienne, il y a le ressentiment, Freud lui-même l’a expliqué, d’une âme insultée et humiliée depuis l’enfance, un ressentiment, semble-t-il, contre la nature humaine elle-même » [5]. A de nombreux égards les érudits juifs étaient plus libres de voir l’Européen non-juif clairement, dépourvus du sentiment d’implication qui pouvait obscurcir les esprits des érudits non-juifs. D’un autre coté, ils devaient aussi avoir du mal à vraiment comprendre la manière dont les Européens percevaient leur propre comportement social. En un sens, ils étaient dans la même position que des Européens étudiant des sociétés africaines et asiatiques. Depuis l’extérieur certaines choses semblaient familières, mais ces mêmes choses ne pouvaient pas être comprises facilement lorsqu’on n’avait pas été élevé avec eux depuis l’enfance. Il n’est donc pas surprenant que Freud ait dit à ses compagnons dans un discours devant le B’naï B’rith : « Parce que j’étais un Juif, j’étais dépourvu de nombreux préjugés qui restreignaient d’autres dans l’usage de leur intellect, et en tant que Juif j’étais prêt à rejoindre l’Opposition et à agir sans l’autorisation de la ‘majorité compacte’ » [6]. L’interprétation persistante par Freud de la société civilisée par rapport aux instincts sexuels de l’homme pourrait donc avoir été plus qu’un simple produit d’une psychologie purement matérialiste, elle pourrait en fait avoir été, comme l’a dit Robert, une tentative consciente de mettre « le monde sens dessus-dessous en révélant la source impure de toutes les créations de l’esprit » [7].

La principale supposition de la psychologie freudienne est que tous les effets de la soi-disant culture et civilisation sont des manifestations sociales d’instincts infantiles qui, en tout et pour tout, conservent leur caractère primitif sexuel et agressif. Cette vision limitée de la nature humaine et de ses produits spirituels est due au schéma inadéquat de Freud disant que la psyché est constituée de trois éléments principaux, le ça, l’ego, et le surmoi. Il n’y a pas de claire démarcation entre le ça (ou libido), et l’ego, ou intellect rationnel, puisque les pulsions instinctuelles du ça sont présentes avec l’ego durant tout son développement et le caractérisent fortement même dans son état « civilisé » supérieur. Quant au dénommé surmoi, il n’est pas vraiment partie intégrante du soi, mais un produit de l’interaction entre le soi individuel et la psyché sociétale qui sert d’agent avertisseur, ou « conscience », à l’ego. En effet, Freud soutient que la conscience est dérivée des premières expériences enfantines d’une personne, de sorte que le surmoi est l’image parentale intériorisée. La conscience est en réalité une forme d’agressivité qui, assez curieusement, « ne représente pas tellement la sévérité que l’on a subie [de la part du parent] ou qu’on [lui] attribue ; elle représente plutôt sa propre agressivité envers lui » [8]. Il est vrai que Freud admettait des « vestiges archaïques » dans le surmoi, et ainsi il était près d’admettre que l’inconscient ne peut pas vraiment être entièrement dépendant de son interaction consciente avec la réalité externe, comme Jung devait plus tard l’établir [9]. Mais l’attribution générale de la faculté morale aux circonstances familiales et sociétales dans le système de Freud, plutôt qu’à la psyché individuelle elle-même est une déformation de la philosophie idéaliste qui est typique d’une tendance philosophique rationnelle-matérialiste qui incluait Spinoza aussi bien que Marx. Nous verrons plus loin comment Jung corrigea cette vision inadéquate de la conscience par son système des archétypes. En effet, le défaut majeur de la psychologie freudienne, comme Reinhold Niebuhr l’a admirablement montré, est que « puisque le système de Freud est un système naturaliste cohérent, il ne peut pas, en dépit des subtilités de ses analyses des intrications de l’individualité humaine, rendre pleine justice à la liberté transcendante de l’esprit dont le soi est capable et il ne peut pas apercevoir les possibilités créatives et destructives de cette liberté » [10]. Niebuhr souligne que le soi est toujours plus que la simple raison : « Sans doute le soi utilise-t-il toutes ses facultés rationnelles comme des instruments de cette liberté. La liberté est cependant plus que la capacité à la raison discursive et les capacités créatives de cette liberté ne l’empêchent pas d’être utilisée d’une manière destructive et égoïste » [11].

La vision par Freud du développement de la civilisation humaine est apparentée à celle de Hobbes, puisqu’elle répète la thèse hobbesienne de l’état de nature comme étant un état d’efforts acharnés pour satisfaire la faim physiologique et apaiser les conflits physiques mutuels entre les individus. Cependant, à la différence de Hobbes, Freud n’envisage pas un Léviathan comme solution politique au problème de la nature humaine [12], mais, un peu comme Spinoza, pense que la compréhension rationnelle inaugurera une société bien équilibrée d’hommes qui réconcilieront leur ego avec leur ça et seront libérés des illusions adultes de civilisation dérivées de leurs divers complexes infantiles [13]. Il est vrai que Freud concède aussi à l’amour (c’est-à-dire l’instinct de vie), ou Eros, un rôle dans la formation grégaire des premières sociétés [14], mais d’une manière si ambigüe qu’il est fortement allié à la jalousie. Ainsi la racine de l’esprit grégaire lui-même est située dans les sentiments jaloux qu’un enfant ressent concernant les attentions de ses parents envers ses frères et sœurs [15]. D’après Freud, cette jalousie est satisfaite indirectement par l’identification des désirs de chaque individu dans un groupe avec les désirs des autres membres.

En effet, dans L’interprétation des rêves, Freud propose même un modèle mythique de la formation de la première société empruntée à l’histoire d’Œdipe d’après laquelle le sort de toute civilisation dérive d’une jalousie œdipienne d’une figure paternelle primordial et d’un désir incestueux pour une figure maternelle primordiale. Mais quiconque n’est pas trompé par le charme des théories mythologiques nouvelles peut voir que le complexe d’Œdipe n’est en aucune mesure un phénomène universel et, même s’il l’était, il n’aurait clairement pas pu être la principale impulsion pour les créations élevées de l’esprit qui sont la marque de la haute civilisation. Certainement, il n’y a pas d’indication dans les pièces de Sophocle elles-mêmes que l’un des événements concernant une famille royale spécifique de Thèbes soit supposé représenter la naissance de la civilisation grecque ou humaine, comme par exemple le récit ouvertement mythique de Prométhée est supposé le faire [16]. En effet, on a dit que la conception de Freud du drame de la première société pourrait probablement être une projection sur l’humanité de ses propres complexes psychologiques. En affirmant que toutes les premières sociétés furent formées quand les fils d’un certain patriarche tuèrent et dévorèrent collectivement leur père puisqu’il représentait un obstacle à leur désir de pouvoir [17], Freud rationalisait et universalisait partiellement ses propres expériences malheureuses avec son père hassidique, Jacob Freud, qui représentait la judéité dont le psychologue cherchait inconsciemment à se libérer. Cette hypothèse est renforcée dans son essai Moïse et le monothéisme (1939), où il décrit le meurtre de Moïse [18] par les Juifs qui le suivaient : Moïse est le père de l’ethos religieux juif dont les Juifs cherchèrent en vain à se libérer, puisque la religion yahviste qui succéda au système mosaïque acquit graduellement les caractéristiques de ce dernier.

Cependant nous voyons que, d’après la théorie freudienne, toute civilisation était enracinée dans des origines déplaisantes et développée avec le temps en un système qui imposait un contrôle encore plus grand sur les instincts primordiaux, aidé par une activité supra-égotiste. Ainsi, de ce point de vue, la religion, la philosophie et l’art, les colonnes de la civilisation humaine supérieure, sont tous également des « illusions » de la vie instinctuelle qui ont été sublimées. La religion n’est qu’un produit du besoin infantile d’un père protecteur :

« La religion est une tentative pour maîtriser le monde sensoriel où nous sommes situés, au moyen du monde illusoire que nous avons développé en nous en résultat de nécessités biologiques et psychologiques. Mais la religion ne peut accomplir cela. Ses doctrines portent l’empreinte des temps où elles naquirent, les temps ignorants de l’enfance de l’humanité. Ses consolations ne méritent aucune confiance … Si nous tentons d’assigner la place de la religion dans l’évolution de l’humanité, elle apparaît comme une acquisition permanente mais en tant que contrepartie de la névrose que les hommes civilisés individuels doivent traverser durant leur passage de l’enfance à la maturité. » [19]

Les enseignements religieux sont, en quelque sorte, des « reliques névrotiques » et Freud suggère que « le temps est probablement venu de remplacer les effets du refoulement par les résultats du fonctionnement rationnel de l’intellect » [20]. L’art et la philosophie sont eux aussi apparentés à des névroses. En fait :

« On pourrait affirmer qu’un cas d’hystérie est une caricature d’œuvre d’art, qu’une névrose obsessionnelle est une caricature de religion, et qu’une illusion paranoïaque est une caricature de système philosophique. » [21]

C’est-à-dire qu’elles ne diffèrent l’une de l’autre que par leur degré d’intensité, et pas selon leur nature. Le caractère illusoire de la philosophie est mis en évidence par Freud de la manière suivante :

« La philosophie n’est pas opposée à la science, elle se comporte comme une science et utilise en partie les mêmes méthodes ; elle s’en écarte, cependant, en s’accrochant à l’illusion d’être capable de présenter une image de l’univers qui ne comporte pas de brèches et qui soit cohérente, bien que cet univers soit voué à s’effondrer à chaque nouvelle avancée de notre connaissance. Elle s’égare dans sa méthode en sous-estimant la valeur épistémologique de nos opérations logiques et en acceptant d’autres sources de connaissance telle que l’intuition. » [22]

« L’art est un produit plus inoffensive du transfert de l’activité instinctuelle à l’imagination, puisqu’il ne prétend pas être autre chose qu’une illusion. » [23]
D’après Freud, l’aspect malheureux du refoulement des instincts qui constituent la culture humaine est qu’il cause chez l’individu un malaise croissant dans les limites de la vie civilisée et qu’il produit les divers désordres psychiques que Freud lui-même et ses adeptes se proposaient de guérir. L’un des résultats évidents de la civilisation, d’après Freud, est que « la vie sexuelle de l’homme civilisé est … gravement altérée ; elle donne parfois l’impression d’être en train de redevenir une fonction, de même que nos dents et nos cheveux semblent redevenir des organes » [24]. Quant à l’instinct d’agression, Freud maintient que les hommes civilisés cherchent des exutoires à cet instinct par la création forcée de nations et par des guerres entre ces nations. De plus, à l’époque où Freud écrivit Au-delà du principe de plaisir (1920), l’expérience de la Grande Guerre l’avait poussé à identifier, en plus de l’instinct d’auto-préservation ou « instinct de vie » (lié à la libido), un « instinct de mort » caractéristique de l’ego humain et implanté dans tout le système social que l’ego crée [25]. Cet instinct de mort est en effet capable de provoquer l’extinction complète de toute l’humanité [26].

Dans cette sombre théorie de l’état, Freud montre qu’il est un strict déterministe psychologique ayant peu de compréhension de la pleine portée de l’esprit humain qui est caractérisé par une force de volonté créative et indépendant de l’Eros et de l’Anankè identifiés par Freud comme étant les puissances motrices de la civilisation. Le défaut alarmant du système psychologique de Freud est donc qu’il est, comme le dit Maritain, « imprégné et submergé de toutes parts … par une pseudo-métaphysique du genre le plus vulgaire … parce qu’il combine tous les préjugés du scientisme déterministe et mécaniste à tous les préjugés de l’irrationalisme » [27]. En effet, dans ce mode de pensée étroitement déterministe, les théories de Freud sont parallèles à l’étroite conception économique de l’homme postulée par cet autre penseur juif majeur du XIXe siècle, Karl Marx, et pour cette raison certains ont affirmé qu’il existe une tendance dans la psyché juive à se limiter au matérialisme empirique-rationaliste [28]. D’après les innovations psychologiques de Freud, l’homme est prisonnier de son inconscient inférieur et donc privé de la capacité d’un comportement éthique. Comme le dit Gérard Bonnot :

« On a confondu le diable et le bon Dieu, le bien et le mal, l’humain et l’inhumain dans le même déterminisme psychologique . . . Libérateur équivoque, Freud nous interdit d’élaborer de nouvelles valeurs morales en nous privant du seul attribut qui puisse les fonder : notre liberté. II nous livre à la dictature d’une nécessité qui, pour être inconsciente, n’apparait pas moins implacable que les lois de la physique. » [29]

Le pire est que le « remède » que Freud et ses adeptes proposent à ce pathétique état de choses est, explicitement ou implicitement, une libération rationnelle de la libido. Car si la civilisation est une cause de désordres psychiques, alors la seule manière de remédier à ces défauts personnels est de détruire les refoulements du surmoi sociétal. Un tel but est clairement plus adapté aux animaux qu’aux hommes, puisqu’il est plus facile pour les premiers de vivre en accord avec leurs instincts que cela ne l’est pour nous. En effet, le résultat logique de la doctrine de Freud est que l’homme en tant qu’être naturel doit être considéré comme un « accident », ainsi qu’il l’est, sans surprise, pour le freudien de gauche Erich Fromm :

« La conscience de soi, la raison et l’imagination brisent l’‘harmonie’ qui caractérise l’existence animale. Leur émergence a fait de l’homme une anomalie, un accident de l’univers. » [30]

Le lien entre la vision freudienne de l’homme et le chaos du modernisme, marqué par ce que A.H. Williamson appelle son « orientation antihistorique, son insistance sur les discontinuités, son accent sur le fragmenté, ses ambigüités morales » et sa tentative « de rejeter l’expérience nationale, délégitimer le patriotisme, dissoudre les liens sociaux, rejeter les vérités philosophiques et religieuses dominantes » [31] est aussi évident qu’il est, au degré le plus élevé, déplorable [32]. L’influence pénétrante de la pensée freudienne sur l’esprit occidental, en particulier américain, ne peut être mise en doute [33]. Comme le dit H.M. Ruitenbeck, « Dans la structure de l’inconscient américain, la psychanalyse a, pour certaines personnes, remplacé les idéologies antérieures, et même certaines consolations religieuses » [34]. La pénétration du tissu social par la psychologie freudienne est évidente dans l’usage généralisé de la terminologie psychanalytique dans le langage quotidien, spécialement des termes comme « sentiments de culpabilité, insécurité personnelle, personnalité non-structurée, instabilité, ‘intériorisation’ … frustration, tendances agressives, traumatisme, et les incessantes … ‘tensions’ », avec une absence concomitante de termes positifs tels que « intégrité personnelle, confiance en soi, responsabilité, ou … ‘courage moral’ », comme Richard LaPiere l’a remarqué [35]. L’encouragement à s’exprimer sur le canapé du psychanalyste est lié d’une manière assez claire à la vulgaire, et souvent violente, liberté d’expression – physique aussi bien que vocale – qui caractérise la société moderne en général et qui est l’opposé flagrant de la réserve typique de la conduite sociale dans une civilisation authentique. Quant aux diverses révoltes, principalement en Amérique, dans les années 60, contre le dénommé « establishment », et la permissivité raciale et sexuelle croissante à laquelle elles ont mené, elles peuvent en effet être considérées comme le triomphe final d’un homme qui révéla ses intentions scientifiques dans l’épigraphe virgilienne à son œuvre la plus célèbre, L’interprétation des rêves : « Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo » [36].

Les défauts de la psychologie de Freud apparaissent le mieux en la comparant à une étude des discussions de la psyché et de son rôle dans la société contenues dans les écrits du psychologue suisse allemand Carl Gustav Jung (1875-1961). Jung comprenait clairement que la psychanalyse est

« …la psychologie des états névrotiques de l’esprit, clairement unilatérale, et sa validité est limitée à ces états … ce n’est pas une psychologie de l’esprit sain, et … cela est un symptôme de sa morbidité … elle est basée sur une vision du monde dépourvue d’esprit critique et même inconsciente, qui a tendance à rétrécir l’horizon de l’expérience et à limiter sa vision. » [37]

A la différence de la conception matérialiste rationnelle et limitée de l’ego et du ça proposée par Freud, qui est plutôt une conception physiologique inconsciente ou subconsciente [38], la Psyché ou Inconscient objectif de Jung est un domaine métaphysique de la vie ou de l’énergie universelle qui se situe entre l’esprit et la matière :

« De même que, dans les extrémités inférieures, la psyché se perd dans le substrat matériel organique, dans les extrémités supérieures elle se dissipe en une forme ‘spirituelle’ dont nous connaissons aussi peu que nous n’en connaissons sur la base fonctionnelle des instincts. Ce que j’appellerais la psyché proprement dite s’étend à toutes les fonctions qui peuvent être placées sous l’influence d’une volonté. » [39]

En effet, Jung, un peu comme le philosophe Schopenhauer, considère la matière et l’âme, ou la Volonté, comme deux aspects d’une unique réalité primordiale [40] :

« Puisque la psyché et la matière sont contenues dans un seul et même monde, et qu’elles sont de plus en opposition continuelle l’une avec l’autre et qu’elles reposent finalement sur des facteurs transcendantaux irreprésentables, il est non seulement possible mais même assez probable que la psyché et la matière soient deux aspects différents d’une seule et même chose. » [41]

La nature ultime de la matière tout comme de l’esprit est « transcendantale, c’est-à-dire irreprésentable ». Et « la seule réalité qui nous est donnée sans un medium » est la psyché et ses contenus. La psyché est une sorte d’espace non-physique dans lequel l’énergie opère, et l’énergie est cosmique autant qu’humaine. La psyché humaine, d’après Jung, a trois couches, la conscience, l’inconscient personnel, et l’inconscient objectif ou collectif. C’est ce dernier qui constitue une différence radicale entre la psychologie de Jung et celle de Freud. Car l’inconscient collectif est ce niveau de la psyché qui est antérieur à l’expérience personnelle individuelle, et plus grand que celle-ci. Il n’est pas simplement psychique, mais d’abord spirituel et transcendantal. La nature de cette réalité transcendantale ne peut pas être déterminée par notre raison limitée :

« Que le monde à l’intérieur et en-dehors de nous repose sur un arrière-plan transcendantal est aussi certain que notre propre existence, mais il est également certain que la perception directe du monde archétypal à l’intérieur de nous est tout aussi douteusement correcte que celle du monde physique en-dehors de nous. » [42]

La raison pour laquelle elle échappe à une définition objective est qu’elle est intimement reliée au sujet observant :

« C’est pourquoi la réalité sous-tendant les effets inconscients inclut le sujet observant et est donc constituée d’une manière que nous ne pouvons pas concevoir. Elle est, dans un seul et même temps, la subjectivité absolue et la vérité universelle, car en principe on peut montrer qu’elle est présente partout, ce qu’on ne peut certainement pas dire des contenus conscients d’une nature personnaliste. » [43]

Elle n’est, par conséquent, pas simplement inconsciente en tant qu’énergie psychique, mais originellement la conscience supérieure, ou « absolutes Wissen » [connaissance absolue], du Soi :

« Si nous devons rendre justice à l’essence de la chose que nous appelons esprit, nous devrions en réalité parler d’une conscience ‘supérieure’ plutôt que de l’inconscient, parce que le concept de l’esprit est tel que nous sommes voués à le connecter avec l’idée de supériorité sur la conscience de l’ego. » [44]

Cet esprit est « au-dessus » de l’intellect :

« L’esprit est quelque chose de supérieur à l’intellect puisqu’il inclut ce dernier et inclut les sentiments aussi. C’est un principe-guide de vie qui s’efforce vers les hauteurs brillantes et  surhumaines. » [45]

La distinction entre conscience de l’ego et conscience supérieure est complètement absente dans le système psychologique de Freud.

La Psyché, qui seule nous est immédiatement accessible, englobe donc non seulement le « ça » inférieur de Freud, mais aussi l’inconscient collectif qui est à la fois « le dépôt de l’expérience humaine et, en même temps, la condition antérieure de cette expérience » [46]. L’inconscient collectif est donc composé des instincts et des archétypes [47]. Ces derniers sont, en quelque sorte, l’« autoportrait » de l’instinct, ou la « perception de l’instinct par lui-même ». Et de nouveau, dans son essai sur « Die Schizophrenie », Jung décrit les Archétypes comme « des impulsions et des formes instinctives héritées qui peuvent être observées dans toutes les créatures vivantes » [48]. La différence entre l’instinct et les archétypes est que le premier est l’aspect énergétique des archétypes manifesté dans la matière :

« Dans la mesure où les archétypes interviennent dans la formation des contenus conscients en les régulant, en les modifiant et en les motivant, ils agissent comme les instincts » [49],

alors que l’archétype lui-même est le « Sinn des Triebs » [sens de l’instinct] ou sa signification spécifique. Jung prend donc soin de distinguer les représentations archétypales de l’archétype lui-même, qui est finalement transcendant :

« Les représentations archétypales (images et idées) qui nous sont fournies par l’inconscient de doivent pas être confondues avec les archétypes eux-mêmes. Ce sont des structures variées qui ramènent toutes à une seule forme basique essentiellement ‘irreprésentable’. Cette dernière est caractérisée par certaines significations fondamentales, bien que celles-ci ne peuvent être saisies qu’approximativement … il me semble probable que la nature réelle de l’archétype ne peut pas être rendue consciente, qu’elle est transcendante. » [50]

Cette qualité transcendante irreprésentable de l’Archétype est la même que la réalité transcendante de la Volonté de Schopenhauer, c’est-à-dire le Soi [51].

Les images archétypales de la Psyché sont généralement une activité formative vitale, apparentée à l’imagination productive :

« Il est difficile de voir pourquoi les activités psychiques inconscientes ne devraient pas avoir la même faculté de produire des images comme celles qui sont représentées dans la conscience – la psyché est essentiellement composée d’images. C’est une série d’images dans le plus vrai sens du terme, pas une juxtaposition accidentelle de séquences, mais une structure qui est complètement remplie de sens et de but ; c’est une ‘représentation’ des activités vitales. » [52]

Significativement, Jung souligne aussi le fait que les archétypes sont « des modes typiques d’appréhension » [53], confirmant ainsi l’intuition de Schopenhauer que les Idées sont en fait, du point de vue de la Volonté objectivisée ou de l’univers manifesté, des niveaux de conscience de la réalité de la Volonté en tant que Soi. L’esprit peut se manifester de manières symboliques dans le domaine phénoménal. Dans Die Psychologie der Übertragung  [Psychologie du transfert], Jung déclare que le soi est :

« à la fois ego et non-ego, subjectif et objectif, individuel et collectif. C’est le ‘symbole unifiant’ qui incarne l’union totale des opposés. En tant que tel et en accord avec sa nature paradoxale, il ne peut être exprimé qu’au moyen de symboles. Ceux-ci apparaissent dans les rêves et dans les fantaisies spontanées. » [54]

Ces manifestations empiriques du soi portent la qualité numineuse de leur original, et ne sont donc pas limitées par l’espace ou le temps. Dans Psychologie und Alchemie, Jung suggère que le soi peut se manifester dans les rêves « puisque nuit après nuit nos rêves pratiquent la philosophie de leur propre initiative » [55]. Cet exposé de la plus grande signification archétypale des rêves est en forte opposition avec l’interprétation empirique des rêves comme accomplissements des désirs chez Freud.

La symbolisation de l’Archétype du Soi ou de l’Inconscient Absolu a lieu non seulement dans les egos individuels mais aussi, dans sa forme psychologique la plus basique et la plus universelle, dans la mythologie. L’Inconscient collectif se représente donc typiquement par des motifs mythologiques. Les archétypes mythologiques sont des modèles sous-jacents de formation de symbole qui, selon l’héritage racial et culturel, changent leurs manifestations particulières à tout moment ou lieu [56]. L’inconscient collectif rattache donc non seulement les individus à la race, mais les réunit aux peuples du passé et à leur psychologie [57]. Bien que l’inconscient collectif dans son ensemble soit si éloigné de la conscience humaine que celle-ci ne peut pas vraiment le comprendre, une compréhension basique de la psyché collective derrière l’individu est vitale pour une vie sociale et historique saine. L’importance de l’inconscient comme « influence déterminante de l’histoire » est en effet évidente dans toute l’histoire européenne. Par exemple,

« C’est seulement à l’époque des Lumières que les gens découvrirent que les dieux n’existaient pas vraiment, mais étaient simplement des projections. Ainsi on se débarrassa des dieux. Mais on ne se débarrassa en aucune manière de la fonction psychologique correspondante ; elle retomba dans l’inconscient, et les hommes furent dès lors empoisonnés par le surplus de libido qui avait jadis été accumulé dans le culte des images divines … L’inconscient est prodigieusement renforcé par ce reflux de libido et, par ses contenus collectifs archaïques, commence à exercer une puissante influence sur l’esprit conscient. La période des Lumières se termina, comme nous le savons, par les horreurs de la Révolution Française. Et à l’époque actuelle aussi, nous connaissons une fois de plus ce surgissement des forces destructives inconscientes de la psyché collective. » [58]

Puisque Jung prend soin de différencier l’archétype du Soi [59] des archétypes individuels reliés à l’ego rationnel, il peut logiquement affirmer que ce sont seulement les archétypes de l’ego qui ont besoin de se différencier par l’évolution psychique, depuis l’identification primitive d’un soi individuel avec le monde autour de lui jusqu’à la naissance de la conscience de soi et sa séparation conséquente vis-à-vis de la vie de la nature qui est le domaine de l’ego. Jung est en désaccord avec la vision freudienne de la civilisation comme résultat de la sublimation des instincts, qui ne peut signifier qu’une forme subtile de refoulement. Jung maintient au contraire que « la sublimation n’est pas la ‘transmutation’ des instincts mais le ‘transfert’ spontané d’énergie d’une forme instinctuelle à une autre, d’un instinct physique, par exemple, à sa forme archétypale correspondante » [60]. Comme il le dit :

« La théorie sexuelle freudienne de la névrose est fondée sur un principe vrai et factuel. Mais elle fait l’erreur d’être unilatérale et exclusive ; elle commet aussi l’imprudence de tenter de se saisir de l’Eros insaisissable par la terminologie grossière du sexe. A cet égard Freud est un représentant typique de l’époque matérialiste, dont l’espoir était de résoudre l’énigme du monde dans une éprouvette. » [61]

Quant au dénommé « complexe d’Œdipe », Jung suggérait que cela pouvait être plus qu’un simple complexe sexuel à orientation paternelle et, en fait, « la preuve d’un notable défoulement vis-à-vis des fatalités de la situation familiale » [62]. Jung dénonçait expressément le concept freudien du surmoi, et insistait pour que le surmoi soit correctement considéré comme la « conscience », qui n’est pas un résultat tardif de l’interaction entre l’individu et la société par laquelle celle-ci apparaît sous la forme d’un Dieu patriarcal autoritaire, mais plutôt un constituant archétypal autonome de la psyché. Jung affirmait que :

« Le surmoi freudien n’est pas … une partie naturelle et héritée de la structure de la psyché ; il est plutôt le stock consciemment acquis de coutumes traditionnelles, le ‘code moral’ tel qu’incorporé, par exemple, dans les Dix Commandements. Le surmoi est un héritage patriarcal qui en tant que tel est une acquisition consciente et une possession également consciente. S’il semble être un facteur presque inconscient dans les écrits de Freud, cela est dû à son expérience pratique, qui lui enseigna que, dans un nombre surprenant de cas, l’acte de conscience a lieu inconsciemment. »

Le surmoi freudien, en bref, est, d’après Jung, « une tentative furtive de faire passer en fraude l’image consacrée de Jéhovah sous l’apparence de la théorie psychologique ». En effet, la conscience n’est pas la même chose que le précepte moral, puisque la première peut souvent être en opposition avec cette dernière. Dans de tels conflits la solution appropriée est fournie par un instinct créatif qui jaillit d’une connexion active entre la conscience rationnelle et l’inconscient irrationnel. A la différence de l’opposition freudienne entre les exigences collectives de la société et les instincts rebelles de l’individu, le jugement de l’instinct créatif de l’homme possède en fait « cette autorité impérieuse non injustement caractérisée par la voix de Dieu » [63].

Il n’est donc pas surprenant qu’avec la théorie de l’inconscient collectif, Jung montre non seulement la relation entre le Soi et l’ego dans le déploiement de la civilisation humaine mais aussi les différences psychologiques fondamentales entre les races et les influences psychologiques qui s’exercent entre elles. Un exemple de l’exclusivité des archétypes raciaux est en fait offert par l’histoire moderne de l’Europe. Jung considère que l’une des principales causes des guerres, des schismes et des conflits de l’Europe moderne est due à la position anomale du christianisme parmi les peuples européens. D’après lui, les « ‘Chrétiens Allemands’ sont une contradiction dans les termes » [64]. Dans son essai « Wotan », Jung explique que les catastrophes de l’Allemagne du temps de la guerre sont dues à l’émergence, sous la pression, de l’esprit natif de Wotan, l’ancien dieu germanique de la guerre et du tonnerre, parmi les Allemands. La leçon à tirer de cet exemple est que la conscience nationaliste d’un peuple est aussi essentielle que la conscience de soi de ses constituants individuels : « Le nationalisme – aussi désagréable que ce soit – est donc un sine qua non, mais l’individu ne doit pas lui rester attaché. D’autre part, dans la mesure où il est une particule de la masse il ne doit pas non plus s’élever au-dessus d’elle » [65].

Jung insiste clairement sur la nécessité d’appliquer des catégories psychologiques différentes, en considérant des groupes raciaux différents. Ainsi, dans Les relations entre l’ego et l’inconscient, il déclara :

« …C’est une erreur vraiment impardonnable d’accepter les conclusions d’une psychologie juive comme généralement valables … Sans doute, à un niveau antérieur et plus primaire du développement psychique, où il est encore impossible de distinguer entre une mentalité aryenne, sémitique, chamitique ou mongole, toutes les races humaines ont une psyché collective commune. Mais avec le début de la différenciation raciale, des différences essentielles se sont développées dans la psyché collective aussi. » [66]

Jung critique l’application erronée par Freud des catégories juives « d’une manière indiscriminée au monde chrétien germanique et slave », car « A cause de cela le plus précieux secret des peuples germaniques – leur profondeur d’âme créative et intuitive – a été expliqué comme un marais de banal infantilisme ». Il continue :

« [Freud] ne comprenait pas plus la psyché germanique que ses adeptes allemands. Le formidable phénomène du national-socialisme, que le monde entier contemple avec des yeux stupéfaits, leur a-t-il appris quelque chose ? Où étaient cette tension et cette énergie sans précédent, quand aucun national-socialisme n’existait ? Profondément dans la psyché allemande, dans un puits qui est tout sauf une poubelle de désirs infantiles irréalisables et de ressentiments familiaux non-résolus. Un mouvement qui s’empare d’une nation entière doit aussi avoir mûri dans chaque individu. (…) Et c’est pourquoi la portée [de la psychologie médicale] doit être élargie pour révéler au regard du médecin non seulement les aberrations pathologiques d’un développement psychique perturbé, mais aussi les pouvoirs créatifs de la psyché œuvrant pour le futur ; pas seulement un fragment ennuyeux mais l’ensemble plein de sens. » [67]

Remarquant que ni Freud ni Adler ne sont « un représentant universellement valable de l’homme européen », Jung suggère que la psychologie juive est une représentation de « l’ombre qui nous accompagne tous » car, accuse-t-il :

« Les Juifs ont cette particularité en commun avec les femmes : étant physiquement plus faibles, ils doivent chercher les défauts de l’armure de leurs adversaires, et ayant dû s’exercer à cette technique au cours d’une histoire multiséculaire, les Juifs sont les mieux protégés aux endroits où les autres sont les plus vulnérables. Toujours à cause de leur civilisation, plus de deux fois plus ancienne que la nôtre, ils sont immensément plus conscients que nous des faiblesses humaines, du coté obscur des choses, et donc à cet égard beaucoup moins vulnérables que nous ne le sommes. » [68]

La psyché des peuples germaniques contraste avec la conscience de soi principalement rationnelle des Juifs, dit Jung, et cela explique la plus grande créativité des premiers :

« L’inconscient ‘aryen’… contient des forces explosives et les semences d’un futur encore à venir, et celles-ci ne peuvent pas être dévaluées comme du romantisme enfantin sans danger psychique. Les peuples germaniques encore pleins de jeunesse sont pleinement capables de créer de nouvelles formes culturelles qui dorment encore dans l’obscurité de l’inconscient de chaque individu … Le Juif, qui est d’une certaine manière un nomade, n’a encore jamais créé une forme culturelle de son crû et n’en créera sans doute jamais, puisque tous ses instincts et talents exigent pour se développer une nation-hôte plus ou moins civilisée. » [69]

Si les archétypes de l’inconscient collectif sont généralement liés à la race, d’après Jung, ils peuvent être déformés par des influences chtoniennes de l’âme inférieure, ou subconscient. Jung remarque ainsi l’influence que l’esprit et les manières d’un peuple vaincu ont sur ses vainqueurs. En Amérique, par exemple, les Européens ont inévitablement développé des caractéristiques morphologiques indiennes aussi bien que des symbolismes psychologiques indiens. Une partie de leur culture, d’autre part, est dérivée du Nègre :

« La musique américaine tire sa principale inspiration de celle du Nègre, et la danse aussi. L’expression du sentiment religieux, les réunions du revival, les Holy Rollers et autres anormalités sont fortement influencés par le Nègre. » [70]

Bien que Jung ne dise pas que ce mélange de caractéristiques raciales soit entièrement néfaste, il exalte la vertu consistant à conserver ses liens avec son sol natal, car « [seul] dure celui qui est enraciné dans le sol » [71]. Si nous comparons cette section des écrits de Jung avec la description des Archétypes comme étant constitués de formes a priori ainsi que de résidus de l’expérience empirique, ainsi qu’avec l’explication schopenhauerienne des archétypes ou Idées comme étant des niveaux de connaissance de soi, nous voyons que ces interactions des archétypes raciaux entraînent en effet des altérations de la capacité des egos individuels à appréhender la réalité intérieure de la vie, ou Psyché.

Cependant, en dépit des dimensions raciales et nationalistes de l’Inconscient Collectif, le but de l’évolution historique, d’après Jung, est en fait l’« individuation ». L’individuation est le développement le plus complet de la personnalité, et est une « passion du moi » [« Passion des Ich »] :

« un abandon-à-soi conscient et délibéré qui prouve que vous avez plein contrôle de vous-même, c’est-à-dire de votre ego. L’ego devient ainsi l’objet d’un acte moral, car ‘Je’ prends une décision de la part d’une autorité qui est sur-ordonnée à la nature de mon ego. Je décide en quelque sorte contre mon ego et je renonce à mon affirmation … C’est pourquoi il est tout à fait possible que l’ego soit transformé en objet, c’est-à-dire qu’une personnalité plus concise émerge au cours du développement et prenne l’ego à son service. Puisque la croissance de la personnalité vient de l’inconscient, qui est par définition illimité, l’étendue de la personnalité qui est en train de se réaliser graduellement ne peut pas non plus être limitée en pratique. Mais à la différence du surmoi freudien, elle est encore individuelle. C’est en fait l’individualité au sens le plus élevé. » [72]

Ce n’est pas l’affirmation continue de l’ego individuel contre le monde externe, mais plutôt la subsumption de cet ego dans la conscience supérieure du Soi Absolu :

« Mais sans cesse je remarque que le processus d’individuation est confondu avec la venue de l’ego à la conscience et que l’ego est en conséquence identifié au soi, ce qui produit naturellement une pagaille désespérante. L’individuation n’est plus alors que de l’égocentrisme et de l’autoérotisme. Mais le Soi comprend infiniment plus qu’un simple égo … Il est autant le soi propre, et tous les autres soi, que l’ego. L’individuation ne ferme pas quelqu’un au monde, mais rassemble le monde en soi-même. » [73]

Le but de l’individuation est la participation renouvelée du soi individuel au Soi transcendant. Car l’ego individuel s’étend au-delà de la conscience jusqu’au domaine de l’esprit, ou du Divin. Jung tente d’illustrer cela par l’exemple de la divinité du Christ :

« Dans le monde des idées chrétiennes, le Christ représente indubitablement le soi. En tant qu’apothéose de l’individualité, le soi a les attributs de l’unicité et de survenir une seule fois dans le temps. Mais le soi psychologique est un concept transcendant, exprimant la totalité des contenus conscients et inconscients, il ne peut être décrit qu’en termes antinomiques (tout comme la nature transcendante de la lumière ne peut être exprimée que par l’image des vagues et des particules) … En tant que personnage historique, le Christ est uni-temporel et unique ; en tant que Dieu, universel et éternel. C’est la même chose pour le soi : en tant que chose individuelle, il est uni-temporel et unique ; en tant que symbole archétypal, il est une image de Dieu et donc universel et éternel. » [74]

La réponse de Jung au problème de la perte de religion conséquente aux théories freudiennes de la civilisation n’était donc pas la réponse judéo-chrétienne traditionnelle d’un Dieu dans le Ciel mais une interprétation plus philosophique de la signification symbolique du Christ, en utilisant l’archétype idéal du soi comme une image de la divinité. Jung utilise aussi comme illustration de son but éthique la doctrine hindoue de l’immersion de l’Atman dans le Brahman, des termes qui servirent de sources pour sa conception du Ich [le Moi] et du Selbst [le Soi] [75]. Jung souligne que la conscience ultime du Soi n’est pas la même chose que l’ego, mais plutôt une entité transcendante supérieure qui résulte de l’évolution psychique ou de  l’union de l’ego individuel avec l’anima inconsciente. Cette réalité supérieure est aussi le domaine de la véritable liberté, puisque le soi individuel est maintenant intégré dans le sujet de la Psyché qui est le Soi absolument libre et créatif. Comme le dit Dieter Spies :

« Dans le Soi, le Moi est intégré dans le sujet plus grand de la psyché, il est pour ainsi dire … identique à l’‘organisateur’ de la psyché. Et en ce sens l’homme individué est libre de toute contrainte psychique, car la subordination sous le dispositif psychique ne signifie plus la dépendance ; il agit maintenant en quelque sorte pour son propre dispositif ! C’est la liberté dans un sens transcendantal. Tout discours et toute nostalgie concernant la liberté sont seulement des anticipations de cette liberté de l’être du Soi. » [76]

Cette liberté qui vient avec la réalisation de l’individu en tant que Soi Absolu n’est pas non plus un rejet égoïste du monde, d’après Jung, mais plutôt une réalisation de l’identité du soi individuel avec celui des autres êtres :

« le soi est le but de notre vie, car il est l’expression la plus complète de cette combinaison fatidique que nous appelons individualité, la pleine floraison non seulement de l’individu isolé, mais aussi du groupe dans lequel chacun ajoute sa portion de l’ensemble. » [77]

Cette libération de l’ego est rendue possible par le fait que, dans la métaphysique idéaliste de Jung, comme nous l’avons noté antérieurement [78], le monde externe de la nature lui aussi n’est pas seulement de la matière mais est en fin de compte spirituel :

« La nature n’est pas seulement matière, elle est aussi esprit. S’il n’en n’était pas ainsi, la seule source d’esprit serait la raison humaine. C’est la grande réussite de Paracelse d’avoir élevé la ‘lumière de la nature’ à un principe … La lumen naturae est l’esprit naturel, dont nous pouvons observer les œuvres étranges et significatives dans la manifestation de l’inconscient maintenant que la recherche psychologique a fini par comprendre que l’inconscient n’est pas simplement un appendice ‘subconscient’ ou la poubelle de la conscience, mais qu’il est un système psychique largement autonome pour compenser les préjugés et les aberrations de l’attitude consciente, pour la plus grande part d’une manière fonctionnelle, bien qu’il les corrige parfois par la force … L’inconscient n’est pas limité aux seuls processus instinctuels et réflexifs des centres corticaux ; il s’étend aussi au-delà de la conscience et, avec ses symboles, anticipe les processus conscients futurs. Il est donc tout autant une ‘supra-conscience’. » [79]

Par contre, la découverte freudienne du subconscient est seulement celle de l’« image-miroir » de la conscience, qui contient seulement « des reflets déformés des contenus conscients » [80].

Au vu de cette base métaphysique de sa psychologie, il n’est pas surprenant que Jung, à la différence des philosophes ou des psychologues matérialistes, ne considère pas la réalisation de la société idéale comme dépendante des modifications des relations sociales. Au contraire, d’après Jung, les changements individuels sont la condition nécessaire des changements sociaux. L’idéal jungien d’une humanité spirituellement régénérée était complètement opposée à la mentalité de masse des temps modernes paradant sous l’apparence de la démocratie, du fascisme ou du communisme. Car seul l’individu éclairé est capable d’une vie sociale vraiment impersonnelle au sens où lui seul a réalisé l’identité métaphysique de son soi individuel avec celui des autres. En fait, il y a des dangers spécifiques dans les modèles communautaires postulés par le communisme tout comme par le fascisme, puisque l’idéal communautaire « met l’accent sur le dénominateur commun le plus bas, sur la médiocrité, et ‘sur tout ce qui s’établit pour végéter d’une manière facile et irresponsable’ » [81]. Cela conduit à un abaissement graduel de la culture en restreignant les possibilités du développement individuel, de sorte que « la seule source du progrès spirituel et moral pour la société est étouffée » [82]. Alors que Freud montrait les dangers du refoulement de l’instinct dans la vie civilisée, Jung montre les plus grands dangers de la répression de la psyché individuelle dans une société fortement communautarisée, car les éléments refoulés de la psyché tombent dans l’inconscient et sont « transformés en quelque chose d’essentiellement sinistre, destructif et anarchique » [83]. Nous avons ici une explication des résultats sociaux négatifs de l’éthique freudienne discutée plus haut [84]. La « dégénérescence morale inexorable de la société » qui en résulte ne peut être arrêtée que par l’individu éclairé qui a compris et assimilé toute l’étendue de son inconscient.

On peut mentionner que Freud, dans son essai épistolaire « Pourquoi la guerre ? » (1933), proclama que la société serait organisée au mieux quand les masses seraient subordonnées à une élite qui aura soumis leurs instincts à « la dictature de la raison » [85]. Jung, d’autre part, voyait l’Etat fasciste comme résultant précisément du système rationaliste de Hegel :

« La victoire de Hegel sur Kant porte le plus grave coup à la raison et au développement futur de l’esprit allemand et, en fin de compte, de l’esprit européen, d’autant plus dangereux que Hegel était un psychologue masqué qui prenait de grandes vérités dans le domaine subjectif pour les projeter dans un cosmos qu’il avait lui-même créé. Nous savons jusqu’à quel point l’influence de Hegel s’étend aujourd’hui … [Dans Hegel nous trouvons] l’équation pratique de la raison philosophique avec l’Esprit, rendant ainsi possible la jonglerie intellectuelle avec l’objet qui est parvenu à un éclat si horrible dans sa philosophie de l’Etat. » [86]

Freud, qui est hégélien dans la mesure où sa répudiation de la vie instinctuelle de l’homme comme étant productrice des « illusions » de la religion et de la civilisation est dirigée par son admiration pour la raison, mérite le même rejet que Jung adressait à Hegel. Il est en effet significatif qu’en dépit de son « élitisme » apparent, Freud considérait les deux principales  castes supérieures, l’Eglise et l’armée, comme deux « groupes artificiels » liés, comme tous les groupes le sont, par des liens libidinaux avec le chef, c’est-à-dire le Christ ou le Commandant en Chef, ainsi qu’avec les autres membres du groupe. Ces liens, comme toutes les autres relations idéales, sont considérées comme basées sur l’« illusion » que le chef aime tous les membres également. L’idée jungienne d’un chef national, d’autre part, était celle d’un chef totalement conscient de son soi et de son identité raciale et archétypale :

« le vrai chef est toujours un chef qui a le courage d’être lui-même, et qui peut regarder non seulement les autres dans les yeux mais avant tout se regarder lui-même. Il est parfaitement naturel qu’un chef doive se trouver à la tête d’une élite, qui dans les siècles précédents était constituée de la noblesse. Par la loi de la nature, la noblesse croit au sang et à l’exclusivité de la race. » [87]
Jung, par conséquent, a une compréhension complètement différente de l’idéal racial et psychologique qui gouverne une noblesse idéaliste que celle que Freud proposa dans les termes de ses catégories psychologiques étroitement limitées.
En effet, Jung était opposé à l’individualisme déraciné qu’on appelle « modernisme ». Tout en recommandant la démocratie puisqu’elle « tient compte de la nature humaine telle qu’elle est et tolère la nécessité du conflit à l’intérieur de ses propres frontières nationales » [88], il répudie clairement l’« homme moderne » qui est a-historique et qui refuse que le passé vive pleinement dans le présent. Jung déplore aussi la projection des désirs et des craintes personnelles de la psyché individuelle sur la société en général sous la forme du patriotisme, où la nation est considérée comme un père ou une mère dont on doit dépendre complètement ou à qui l’on doit obéir totalement, ou sous la forme de la rébellion anarchique contre ce parent collectif. Car, comme il le dit, « la résistance à la masse organisée ne peut être accomplie que par l’homme qui est aussi bien organisé dans son individualité que la masse elle-même » [89]. Tant que l’individu n’atteint pas un degré considérable de reconnaissance de lui-même, il reste vulnérable aux mouvements de masse et aux chefs qui peuvent l’utiliser comme un pion pour atteindre leurs ambitions personnelles. L’homme vraiment moderne sera un homme qui considérera le présent comme un point de transition créative entre le passé et le futur, alors que les hommes pseudo-modernes « ressemblent face à l’homme vraiment moderne à des spectres déracinés, des fantômes suceurs de sang dont le vide jette le discrédit sur lui dans sa solitude peu enviable » [90]. L’homme vraiment moderne est en effet compétent et créatif pour maîtriser les traditions de sa culture et leur apporter la contribution de ses propres créations spirituelles.
Malheureusement, les années ayant suivi la seconde guerre mondiale ont vu le triomphe de l’éthique freudienne sur l’éthique jungienne. L’influence généralisée de la psychologie rationnelle-matérialiste limitée de Freud, avec sa compréhension restreinte de la constitution et des pouvoirs de l’esprit moderne, peut être vue comme ayant contribué à la vulgarisation inexorable de l’homme pseudo-moderne [91]. Le correctif à cette vision fragmentée du monde, dans laquelle toute la civilisation est réduite à ses sources psychologiques et sociales les plus basses, plutôt que d’être orientée vers des idées archétypales qui préfigurent les possibilités spirituelles de l’homme, doit peut-être être cherché dans la psychologie intégrative de Jung avec sa dimension cruciale de l’esprit comme étant la réalité ultime de la psyché, à la fois individuelle et collective.

Notes

1 Voir Sigmund Freud and the Jewish Mystical Tradition, David Bakan, Beacon Press, Boston, 1975.

2 Je dois souligner que mon intention n’est pas d’évaluer les accomplissements scientifiques de Freud et Jung dans leur entièreté, mais seulement de mettre en lumière les aspects de leurs systèmes qui ont une influence significative sur les questions de philosophie sociale.

3 The Interpretation of Dreams [L’interprétation des rêves] (1900), dans The Standard Edition des œuvres  psychologiques complètes [en anglais] de Sigmund Freud (dorénavant désignées par SE), IV, p.196f.

4 Marthe Robert, From Oedipus to Moses, Garden City, N.Y.: Anchor Books, 1976.

5 Jacques Maritain, “Freudianism and Psychoanalysis: a Thomist view”, Freud and the 20th Century, ed. B. Nelson, Cleveland: Meridian Books, 1963, p.253.

6 Marthe Robert, op.cit., p.4.

7 p. 55.

8 Civilization and its Discontents (1930), in SE, XXI, p.129.

9 Voir C.G. Jung, “A psychological view of conscience” in Collected Works [Oeuvres Complètes], Vol. X, p. 440 : « premièrement, l’inconscient est, ontogénétiquement et phylogénétiquement, plus ancien que la conscience, et deuxièmement, c’est un fait bien connu qu’il peut difficilement être influencé, si toutefois il peut l’être, par la volonté consciente ».

10 R. Niebuhr, “Human creativity and self-concern in Freud’s though”, in Freud and the 20th century, p.269.

11 Ibid.

12 Cf. p.30 plus loin.

13 Voir The Future of an Illusion [L’avenir d’une illusion] (1927), dans SE, XXI.

14 Voir Group Psychology and the Analysis of the Ego (1921) Ch. IV, in SE, XVIII, p.92, et  Beyond the Pleasure Principle, in SE, XVIII, p.50.

15 Group Psychology, Ch.IX, ‘The Herd Instinct’ [L’instinct de troupeau], in SE, XVIII, p.120f.

16 Freud fait allusion au passage dans Œdipe Roi, où Jocaste réconforte le héros tragique en lui rappelant que son crime n’est peut-être pas aussi grave qu’il le pense puisqu’il survient souvent dans les rêves des hommes (L’interprétation des rêves, dans SE, IV, p.264). Mais le fait même que Sophocle soit conscient de ce désir onirique et n’en fait cependant pas la base morale de son drame révèle que pour lui la crainte des dieux représentés par le chœur est beaucoup plus important pour la santé de la nation que la satisfaction inconsciente des désirs refoulés. L’accent mis sur ces derniers et qui est fourni par Freud dans son système est totalement non-européen et typiquement moderne.

17 Totem and Taboo (1913), in SE, XIII, p.141f.

18 Moïse est décrit par Freud comme un prince égyptien, alors que l’histoire biblique de Moïse n’a de sens psychologique complet que si la figure centrale était un Juif expulsé d’Egypte à cause de son invention religieuse révolutionnaire, de même qu’Abraham antérieurement fut expulsé de Chaldée pour son incapacité à s’adapter à la constitution philosophique des Chaldéens (voir Flavius Josèphe, Jewish Antiquities, I, 157 ; cf. Philon le Juif, De mutatione nominum, 72-76, et De migratione Abrahami, 184).

19 New Introductory Lectures on Psycho Analysis [Nouveaux cours introductifs sur la psychanalyse] (1933), Cours XXXV in SE, XXII:168.

20 Ibid.

21 Totem and Taboo, II, in SE, XIII, p. 73; cf. ‘Preface to Reik’s Ritual: Psycho-analytic studies’ (1919) in SE, XVII:261.

22 New lntroductory Lectures in SE, XXII: 160f ; voir l’évaluation cruciale par Jung de l’intuition chez les peuples germaniques.

23 Ibid.

24 Civilization and its Discontents, in SE, XXI, p.105.

25 Voir Beyond the Pleasure Principle (1920), in SE, XVIII.

26 Voir “Why War” (1933) in SE, XXII, p.211.

27 Maritain, in op.cit., p.249.

28 On a suggéré que l’attitude philosophique des peuples sémitiques est étroitement liée à leurs langues « imparfaitement » infléchie et à leur manque d’imagination mythologique. L’importance d’une langue pleinement développée pour la spéculation philosophique fut soulignée par des linguistes du XIXe siècle comme Wilhelm von Humboldt (1767-1835) et  Ernest Renan (1823-1892). Humboldt, par exemple, dans l’introduction publiée (Einleitung über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einflüsse auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts [Introduction sur la diversité des constructions linguistiques humaines et leurs influences sur le développement spirituel des souches raciales humaines]) à son projet d’ouvrage Über die Kawisprache auf der Insel Java, déclara que

« Il est bien évident qu’une langue dont la structure est très largement adaptée à l’intellect et qui stimule très largement son activité doit aussi posséder le pouvoir le plus durable pour puiser dans son réservoir de matériaux linguistiques de nouvelles conformations, produites par le passage du temps et les destins des peuples – si les langues sanscrites ont pendant au moins trois millénaires donné la preuve de leur capacité productive, cela est simplement un effet de l’intensité de l’action linguistique créative dans les peuples auxquels elles appartenaient » (Wilhelm von Humboldt, Linguistic Variablity and Intellectual Development. tr, George C. Buck and Frithjof A. Raven, Coral Gables, Florida: Univ. of Miami Press, 1971, p.162)

Humboldt disait en réalité que les langues sémitiques étaient « déficientes » :

« Par contre, ce qui me semble plus certain que ce qui a été discuté jusqu’ici, et plus important pour déterminer la relation des langues sémitiques avec le développement intellectuel, c’est que le sens linguistique intime dans le cas de ces peuples manquait encore de la précision et de la clarté nécessaires concernant le sens matériel et la relation des mots … Les mots fléchis dans les langues sémitiques ne contiennent pas de modifications flexionnelles des tons originels ; ils contiennent plutôt des compléments qui produisent la vraie forme phonétique. Or, puisque le morphème-racine originel ne peut pas devenir, en plus de la flexion, perceptible à l’oreille dans un discours suivi, la distinction animée entre l’expression sémantique et l’expression relationnelle en souffre. »

Renan, un spécialiste des langues sémitiques, voyait aussi la différence entre les langues indo-européennes et les langues sémitiques comme étant une différence entre formes organiques et inorganiques. Ainsi il déclara,

« On peut dire que les langues ariennes, comparées aux langues sémitiques, sont les langues de l’abstraction et de la métaphysique, comparées à celles du réalisme et de la sensualité. Avec leur souplesse merveilleuse, leurs flexions variées, leurs particules délicates, leurs mots composés, et surtout grâce à l’admirable secret de l’inversion, qui permet de conserver l’ordre  naturel des idées sans nuire à la détermination des rapports grammaticaux, les langues ariennes nous transportent tout d’abord en plein idéalisme, et nous feraient envisager la création de la parole comme un fait essentiellement transcendantal. Si l’on ne considérait, au contraire, que les langues sémitiques, on pourrait croire que la sensation présida seule aux premiers actes de la pensée humaine et que le langage ne fut d’abord qu’une sorte de reflet du monde extérieur » (Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, Paris: Michel Levy Frères, 1878, t. I, Ch. I, p. 22).

Ainsi, la conscience sémitique était perçue par ces auteurs comme rigide et étroitement limitée : « L’abstraction leur est inconnue ; la métaphysique impossible » (Ibid.).

29 G. Bonnot, Ils ont tué Descartes : Einstein, Freud, Pavlov, Paris: Editions Denoël, 1969.

30 E. Fromm, The Sane Society, N.Y.: Holt, Rinehart and Winston, 1955, p.23.

31 A.H. Williamson, “The cultural foundations of racial religion and anti-semitism”, in Lingering Shadows: Jungians, Freudians, and AntiSemitism, ed. A. Maidenbaum, S.A. Martin, Boston: Shambala Press, 1991, p.151.

32 Voir aussi Jung, “In Memory of Sigmund Freud” (1939) dans CW, XV:47 : « La méthode  psychologique de Freud est et fut toujours un agent cautérisant pour du matériel malade et  dégénéré, tel qu’il se trouvait principalement chez des patients névrotiques. – Plus tard quand les nouvelles idées furent mieux reconnues, cela se transforma en un défaut esthétique, et  finalement, comme tout fanatisme, provoqua le soupçon d’une incertitude intérieure ».

33 Pour le développement de la psychologie freudienne en Europe, voir H. Ellenberger, The Discovery of the Unconscious: The history and evolution of dynamic psychiatry, London: Penguin Press, 1970 ; pour son influence en Amérique, voir H.M. Ruitenbeck, Freud and America, N.Y.: Macmillan Co., 1966.

34 H.M. Ruitenbeck, op. cit., p.24.

35 Richard LaPiere, The Freudian Ethic [L’éthique freudienne], N.Y.: Duell, Sloan and Pearce, 1959, p.64 ; voir aussi H.J. Eysenck, The Decline and Fall of the Freudian Empire [Déclin et chute de l’empire freudien], Scott Townsend Publishers, Washington D.C. 1991, 202ff : « La psychanalyse est au mieux une cristallisation prématurée de fausses orthodoxies ; au pire, une doctrine pseudo-scientifique qui a fait un tort indicible à la psychologie tout comme à la psychiatrie. – Le temps est venu de la traiter comme une curiosité historique, et de nous tourner vers la grande tâche de la construction d’une psychologie vraiment scientifique » (p. 208).

36 Cette ligne de l’Enéide, VII, 312, « Si je ne puis m’attacher les puissances supérieures, je mettrai en mouvement les régions infernales », employée pour représenter l’utilisation des impulsions instinctuelles refoulées, pourrait bien servir de devise à toute la production intellectuelle de Freud.

37 “Freud and Jung: Contrasts” [Freud et Jung : oppositions] (1929), in Collected Works, London: Routledge and Kegan Paul, 1957-21, (dorénavant désignés sous le nom de CW) IV:335.

38 Un domaine transcendantal de l’esprit était étranger à la pensée de Freud. Comme le dit L. Frey-Rohn : « [Freud] reconnaissait un En-soi [An-Sich], mais c’était exclusivement un En-soi de l’instinct, et même de la matière (inanimée !). Un En-soi spirituel avec un sens transcendantal lui était étranger. Derrière la réalité psychique se trouvait avant tout le corps avec ses demandes – quand l’expression d’‘esprit’ survenait, c’était dans le sens d’âme, d’intérêt spirituel ou bien d‘‘éveil’ (ou bien de vague). En tous cas l’esprit  indiquait un pôle opposé à la sensualité, ou bien quelque chose ‘de parfaitement défini’ », Liliane Frey-Rohn, Von Freud zu Jung, Zurich: Rascher, 1969, pp. 391, 393.
39 “On the Nature of the Psyche“ (“Theoretische Uberlegungen für das Wesen des Psychischen”, 1954) in CW, VIII: 183. Cf. aussi ‘The Psychology of the Child Archetype’ (‘Zur Psychologie des Kind-Archetypus’, 1940), iii, 2, in CW, IX, i:173 : « Les ‘couches’ plus profondes de la Psyché perdent leur singularité individuelle à mesure qu’elles se retirent de plus en plus loin dans l’obscurité. Encore plus bas, c’est-à-dire lorsqu’elles approchent des systèmes fonctionnels autonomes, elles deviennent de plus en plus collectives, jusqu’à ce qu’elles soient universalisées et éteintes dans la matérialité du corps, c’est-à-dire, dans des substances chimiques. Le carbone du corps est simplement du carbone. C’est pourquoi ‘au fond’ de la psyché il y a simplement le ‘monde’ ».

40 Nous pourrions nous souvenir que la matière est caractérisée dans le système de  Schopenhauer comme la visibilité de la Volonté, alors que l’Ame ou la Psyché elle-même est  la Volonté comme Nature idéale, c’est-à-dire, la Volonté avec une tendance à se manifester à travers la matière. Mais au-dessus de la Volonté comme Nature idéale se trouve la Volonté comme le Soi ineffable. Voir ci-dessous p. 17, et A. Jacob, « From the World-Soul to the Will: The natural philosophy of Schelling, Eschenmayer, and Schopenhauer », Schopenhauer Jahrbuch, 1992, 19-36, reproduit dans A. Jacob, De Naturae Natura, Stuttgart: Franz Steiner, 1992, Chs. IX and X.

41 ‘On the Nature of the Psyche’ in CW, VIII:215.

42 Jung, Mysterium Coniunctionis (1955-56), VI, Art. 10 in CW, XIV:551. Voir aussi « On the Nature of the Psyche » in CW, VIII:228 : « Nous sommes pleinement conscient que nous n’avons pas plus de connaissance des divers états et processus de l’Inconscient en tant que tel que le physicien n’en a des processus sous-tendant les phénomènes physiques. De ce qui se trouve au-delà du monde phénoménal nous n’avons absolument aucune idée, car il n’y a pas d’idée qui pourrait avoir une autre source que le monde phénoménal ».

43 “On the Nature of the Psyche’ in CW, VIII:230 ; cf. A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, Art.2 : « Ce qui connaît toutes choses et qui n’est connu d’aucune chose est le sujet. Il est par conséquent le soutien du monde, la condition universelle de tout ce qui apparaît, de tous les objets … Nous ne le connaissons jamais, mais il est précisément ce qui sait partout où il y a de la connaissance » (tr. E.FJ. Payne, N.Y.: Dover Publications, 1966, I:5). Voir aussi, à cet égard, A. Jacob, op.cit. (note 39 ci-dessus).

44 ‘Spirit and Life’ (Geist und Leben’, 1926) in CW, VIII:335.

45 Commentary on the Secret of the Golden Flower. Das Geheimnis der goldenen Blute, 1957) [Commentaire sur le secret de la Fleur d’Or] in CIY, XIII:9.

46 On the Psychology of the Unconscious (Uber die Psychologie des Unbewussten, 1943), ‘The Archetypes of the Collective Unconscious’, in CW, VII:95.

47 « L’instinct et les archétypes ensemble forment l’‘inconscient collectif’ », “Instinct and the unconscious” (‘Instinkt und Unbewusstes’ ; 1928); in CW, VIII: 133.

48 ‘Schizophrenia’ (‘Die Schizophrenie’, 1958) in CW, II1:262.

49 ‘On the Nature of the Psyche’ in CW, VIII:205.

50 Ibid.. VIII:213.

51 Voir plus haut p.17.

52 ‘Spirit and Life’ in CW, VIII:325f.

53 ‘Instinct and the Unconscious’ in CW, VIII:137.

54 The Psychology of the Transference (Die Psychologie der Ubertragung, 1946) [La psychologie du transfert], in CW, XVI:264.

55 Psychology and Alchemy (Psychologie und Alchemie, 1952) Part II, Ch.3, in CW, X11:182.

56 Jung, “Synchronizität als ein Prinzip akausaler Zusammenhange” (1952), in Naturerklarung und Psyche, p.104, (Gesammelte Werke, VIII, p.575f).

57 Voir On the Psychology of the Unconscious in CW, VII:77.

58 Ibid., in CW, VII:92.

59 Le premier est le Soi absolu lui-même et également la Forme de Dieu : « A strictement parler, l’image de Dieu ne coïncide pas avec l’inconscient en tant que tel, mais avec un contenu spécial de celui-ci, c’est-à-dire l’archétype du soi. C’est cet archétype dont nous ne pouvons plus distinguer l’image de Dieu empiriquement » (« Réponse à Job », dans CW, XI:469).

60 W. Odajnyk, Jung and Politics, N.Y.: Harper and Row, 1976, p.179.

61 On the Psychology of the Unconscious, in CW, VII:27. Jung lui-même décrit Eros comme  appartenant « d’un coté à la nature animale primordiale de l’homme qui durera autant que l’homme aura un corps animal. De l’autre coté il est lié aux plus hautes formes de l’esprit. Mais il s’épanouit seulement quand l’esprit et l’instinct sont en juste harmonie ».

62 Ibid.

63 ‘A psychological view of conscience’ (‘Das Gewissen in psychologischer Sicht’ (1958), CW, X:455. L’explication jungienne de la conscience diffère de celle de Hitler, cité par Hermann Rauschning, « La conscience est une invention juive. C’est une mutilation, comme la circoncision » (H. Rauschning, Hitler Speaks, London, 1939, p. 220). Pourtant Hitler exprimait l’idée que dans la société germanique pré-judéo-chrétienne la moralité provenait du désir d’être loyal aux valeurs du groupe et non à une « conscience » individuellement  intériorisée qui pourrait dresser l’individu contre les mœurs du groupe.

64 “Wotan” (1936) in CW, X:190.

65 Jung au Dr. James Kirsch, 26 mai 1934 dans C.G. Jung, Letters, ed. G. Adler, A. Jaffe, R.F.C. Hull, Princeton: PUP, 1975, Vol. I, p. 162. Le fait que les idées politiques de Jung furent toujours intimement liées à ses idées psychologiques, en dépit de sa répudiation publique du régime nazi en 1946, est démontré par S. Grossman dans son article « C.G. Jung  and National Socialism », Journal of European Studies, 9 (1979), 231-59.

66 The Relation between the Ego and the Unconscious (Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten), 1928), Part I, Ch.2, in CW, VII:149n.

67 ‘The state of psychotherapy today’ (‘Zur gegenwärtigen Lage der Psychotherapie’, 1934), in CW, X:165.

68 Ibid.

69 Ibid.

70 ‘Mind and Earth’ (‘Seele und Erde’, 1931) in CW, X:46. cf. aussi ‘The Complications of the American Psychology’ (1930) in CW, X:508 : « L’homme primitif a une attraction formidable parce qu’il fascine les couches inférieures de notre psyché, qui ont traversé des âges immenses de conditions similaires – ‘on revient toujours à ses premières amours’ – Le  barbare en nous est encore merveilleusement fort et il cède facilement à l’appel de ses souvenirs de jeunesse. Par conséquent il a besoin de défenses très précises – les défenses de l’homme germanique ne vont pas plus loin que sa conscience. Au-dessous du seuil de la conscience, la contagion rencontre peu de résistance ».

71 ‘Mind and Earth’ in Collected Works, X:49.

72 Jung, ‘Transformation Symbolism in the Mass’ (‘Das Wandlungssymbol in der Messe’, 1954), IV, ii, in CW, XI:258 [Symbolisme de la transformation dans la messe]. Comme le dit  Aniela Jaffe, « L’individuation, en langage religieux, doit être comprise comme la réalisation d’un ‘Divin’ dans l’homme », Aniela Jaffe, Der Mythus vorn Sinn, Zurich: Rascher, 1967, p.89.

73 ‘On the Nature of the Psyche’ in CW, VIII:226. Cf. la lettre de Jung, datée du 23 août 1953 : « Devenir conscient signifie renoncement continuel, parce que c’est une concentration toujours plus profonde » (Letters, tr. R.F.C. Hull, Princeton: Princeton Univ. Press, 1973-75, 11:120) ; cf. aussi ‘Spirit and Life’ (‘Geist und Leben’ 1926), in CW, VIII:325.

74 Aion (1951), V, in Collected Works, IX, ii:62f.

75 Voir The Psychology of the Transference, in CW, XVI:264.

76 Dieter Spies, Das Weltbild der Psychologie C.G. Jungs, Fellbach Oeffingen: Bonz, 1984, p.192.

77 ‘The Relations between the Ego and the Unconscious’ in CW, VII:240.

78 See above p.

79 ‘Paracelsus as a spiritual phenomenon’ (‘Paracelsus als geistige Erscheinung’, 1942) in CW, XIII:184f ; cf. ‘The phenomenonology of the spirit in fairy-tales’ (‘Zur Phanomenologie des Geistes im Marchen’ , 1948), in CW IX,i:239, and Symbols of Transformation (Symbole der Wandlung, 1952), II, in CW V:430.

80 ‘The Relations between the ego and the unconscious’, II in CW VII:185.

81 Odajnyk, Jung and Politics, p. 58.

82 The Relations between the Ego and the Unconscious, in CW VII: 150.

83 Ibid.
84 Voir ci-dessus p. 14.

85 ‘Why War’, in SE, XXII, 213.

86 ‘On the Nature of the Psyche’ in Collected Works, VIII:169-70.

87 C.G. Jung speaking, ed. W. McGuire and R.F.C. Hull, Princeton: PUP, 1977, pp.59-66.

88 “The Fight with the Shadow” [Le combat avec l’Ombre] (1946), in CW, X:225.

89 ‘The Undiscovered Self’ (‘Gegenwart und Zukunft’, 1957) [Le Soi inconnu] in CW, X:278.

90 ‘The spiritual problem of modern man’ (‘Das Seelenproblem des modernen Menschen’, 1928), in CW, X:76.

91 Si cela est particulièrement vrai pour la société américaine, l’influence croissante de  l’Amérique sur l’esprit de l’Europe ne doit pas être ignorée non plus.

Source: Mankind Quarterly, Vol. 33, 06-01-1993