La pertinence de la philosophie pour le changement politique

socrates2 [1]3,898 words

English original here [2]

Le titre de cet essai est quelque peu trompeur, puisque je vais arguer que la philosophie est pertinente pour tous les efforts humains, pas seulement la politique [1]. La philosophie n’est pas seulement métapolitique, mais méta-tout [2]. Mais je sais que vous vous intéressez au changement politique, donc c’était mon hameçon pour vous faire lire. De plus, j’arguerai que la philosophie est plus que simplement pertinente pour la vie, elle est d’importance capitale.

La philosophie est la recherche de la sagesse, et la sagesse est nécessaire au succès dans tous les domaines de la vie, incluant la politique. La sagesse, dirai-je, est inconditionnellement bonne. Vous ne pouvez jamais être trop sage. Tous les autres biens que nous recherchons, cependant, sont bons pour nous seulement à la condition qu’ils soient utilisés sagement. Ainsi nous devons rechercher la sagesse aussi, afin que toutes nos autres recherches s’ajoutent à une bonne vie, qui est ce que nous voulons tous en fin de compte.

La quête de la bonne vie

La première prémisse de mon argumentation est : « Tous les êtres humains recherchent la bonne vie, telle que nous la voyons ».

Quand on donne le choix aux gens, ils choisissent l’option qui leur semble la meilleure pour eux à ce moment. Même s’ils doivent choisir entre des maux, ils choisissent à ce moment ce qui leur semble être le moindre de deux maux. Cette préférence pour le bien apparent durant toute la durée de la vie, c’est ce que je veux dire par « rechercher la bonne vie telle que nous la voyons ».

La phrase « telle que nous la voyons » est importante, parce qu’elle indique que ma prémisse est avant tout une affirmation psychologique concernant le choix de biens apparents. Nous choisissons ce qui semble meilleur pour nous à ce moment, même si nous apprenons plus tard que nous nous sommes calamiteusement trompés.

L’usage de la phrase « telle que nous la voyons » n’implique cependant pas que tous les biens soient subjectifs, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de biens objectifs.

Un bien subjectif est une chose qui est bonne parce que nous la voulons. Un bien objectif est une chose qui est bonne en soi et de soi-même. C’est par conséquent une chose que nous devrons désirer, que nous le voulions ou non.

Un synonyme ordinaire pour l’affirmation que les valeurs sont subjectives est le relativisme. Un synonyme ordinaire pour l’idée de valeurs objectives est absolutisme. Aucun objectiviste ni absolutiste n’affirme sérieusement que tous les biens sont objectifs ou absolus. Mais il y a des subjectivistes qui maintiennent que tous les biens sont subjectifs ou relatifs.

Contre le relativisme

Il y a un argument simple pour l’existence de biens objectifs, d’où la fausseté du subjectivisme complet. Tous les êtres humains recherchent la bonne vie telle que nous la voyons. Pourtant la plupart des gens ne sont pas heureux dans leur vie. Le subjectivisme ou le relativisme moraux ne peuvent expliquer ce fait.

Le relativiste moral affirme fondamentalement que la bonne vie est tout ce que nous définissons comme tel. Mais si je me mets à définir la bonne vie pour moi-même, je n’ai pas d’excuse pour ne pas avoir une bonne vie. Le relativisme moral est fondamentalement la vision que, dans le jeu de la vie, nous devons établir les règles à mesure que nous avançons. Mais si vous parvenez à établir les règles, vous n’avez aucune excuse si vous ne gagnez pas. Même si vous subissez un malheur terrible, le relativiste affirmerait que c’est en votre pouvoir de simplement le définir comme bon.

Donc, si nous recherchons tous la bonne vie telle que nous la voyons, pourquoi tant d’entre nous sont-ils malheureux avec leur vie ? La meilleure explication est qu’il y a des conditions objectives pour une bonne vie, et beaucoup d’entre nous ne les remplissent pas.

Il y a deux manières basiques pour échouer à remplir ces conditions. D’abord, il y a des facteurs qui sont en-dehors de notre contrôle, ce que j’appellerai la fortune, bonne ou mauvaise. Ensuite, il y a des facteurs qui sont sous notre contrôle, comme nos pensées et actions. Même la recherche la plus intrépide de la bonne vie échouera si nous manquons de bonne fortune ou si nous pensons ou agissons d’une manière erronée.

Un autre terme qui est souvent utilisé comme synonyme pour la bonne vie est « bonheur ». Il y a deux sortes de bonheur : subjectif et objectif. Le bonheur subjectif est un sentiment, c’est-à-dire se sentir bien. Le bonheur objectif est un état d’être, c’est-à-dire être bien ou bien-être. La bonne vie peut être identifiée au bonheur dans le sens de bien-être. Et, idéalement, le bien-être devrait être couronné par le bonheur au sens subjectif.

Chacun devrait se sentir heureux plutôt que malheureux. Mais le bonheur subjectif n’est pas le bien le plus élevé. Parfois les gens ont de meilleures choses à faire avec leur vie. La vie nous oblige souvent à choisir entre le bonheur subjectif et de plus grands biens. Certains, par exemple, font passer le devoir avant le bonheur. Ils préféreraient être nobles plutôt que de se sentir bien. Mais dans de tels cas, on peut dire que les gens sacrifient le bonheur subjectif au bien-être objectif.

Biens conditionnels contre biens inconditionnels

La seconde prémisse de mon argumentation est une distinction entre biens conditionnels et  inconditionnels :

Les biens conditionnels sont les choses qui sont bonnes sous certaines conditions et mauvaises sous d’autres conditions.

Les biens inconditionnels sont les choses qui sont bonnes sous n’importe quelle condition, des biens qui ne peuvent jamais devenir préjudiciables.

Les biens conditionnels peuvent devenir mauvais à cause des circonstances, par exemple le mauvais moment, le mauvais endroit, le mauvais degré, ou la mauvaise priorité ou le mauvais équilibre en relation avec d’autres biens. Une trop grande part d’une bonne chose peut être une mauvaise chose. Mais vous ne pouvez jamais avoir trop de biens inconditionnels. Ils sont bons quels que soient le moment, l’endroit, le degré, et d’autres circonstances.

Les composantes d’une bonne vie

Pour jouir d’une bonne vie, nous devons gagner et conserver les biens particuliers qui sont les composantes d’une bonne vie. Ces composantes incluent, de la plus basique à la plus raréfiée :

Ces biens sont-ils conditionnels ou inconditionnels ? Je souhaite dire qu’ils sont tous conditionnels, parce qu’il est possible d’imaginer des situations dans lesquelles ils peuvent devenir mauvais. On peut avoir trop d’eau, trop de nourriture, trop d’exercice, trop de repos, trop de sexe, trop de distractions, etc. On peut être trop riche et avoir l’air trop bon.

Peut-on être en trop bonne santé ? Peut-être que non, puisque la santé physique et spirituelle sont des composantes essentiels du bien-être. Mais on peut cependant être trop préoccupé par sa santé, au point de négliger d’autres biens.

On peut sûrement avoir trop d’amour-propre ; on peut être trop populaire ; on peut être trop concentré sur la réussite. On peut aussi connaître beaucoup trop de choses ou être beaucoup trop intelligent pour son propre bien.

Même si les composantes d’une bonne vie peuvent parfois être mauvaises, la bonne vie elle-même est toujours et inconditionnellement bonne. Le grand problème de la bonne vie, par conséquent, est de savoir comment créer un bien inconditionnel à partir de biens conditionnels, comment rechercher le bien inconditionnel par des moyens conditionnellement bons.

Il n’y a pas de circonstances sous lesquelles nous ne voudrions pas vivre une bonne vie. Mais toute vie n’est pas une bonne vie. La vie en tant que telle n’est pas inconditionnellement bonne. Seule une bonne vie l’est. Donc si une vie particulière n’est pas digne d’être continuée, y mettre fin n’est pas un rejet de la valeur de la bonne vie mais plutôt une affirmation de celle-ci. La bonne vie, en bref, peut aussi inclure une bonne mort.

Obtenir les composantes d’une bonne vie

Il y a deux sources basiques des composantes d’une bonne vie : la fortune et le travail. La fortune est capricieuse et déloyale. Certaines personnes sont nées saines, belles, intelligentes, et talentueuses. Certaines sont nées pour la richesse et les privilèges. Certaines ont des familles heureuses et aimantes. Certaines sont nées dans des sociétés civilisées, pacifiques et prospères. Les autres se répartissent sur tous les degrés entre les deux extrêmes. Le travail est l’un des moyens que nous utilisons pour corriger les iniquités de la fortune.

La fortune tout comme le travail sont eux-mêmes des biens conditionnels. On peut être trop chanceux, puisque l’infortune est l’un des moyens par lesquels nous bâtissons la force et le caractère – bien que si quelqu’un est vraiment chanceux, sa faiblesse ne sera jamais testée. Et on peut travailler trop ou donner trop d’importance au travail dans sa vie.

La question de l’usage

Le travail et la fortune sont les deux moyens par lesquels nous parvenons à posséder des biens. Mais pour vivre bien, il n’est pas suffisant de simplement posséder des biens. Nous devons aussi les utiliser. Et puisque les biens conditionnels peuvent aussi devenir mauvais, il n’est pas suffisant de simplement les utiliser. Nous devons les utiliser bien ; nous devons faire bon usage de toutes choses.

La sagesse est la capacité à faire bon usage de toutes choses. Le contraire de la sagesse est la sottise, le penchant à faire mauvais usage de toutes choses.

Sans sagesse, aucune des choses que nous possédons n’est nécessairement bonne pour nous. La fortune distribue des dons à certaines personnes : santé, beauté, statut, richesse, etc. Mais si on manque de sagesse, plus les dons sont grands, plus le potentiel de quelqu’un pour le désastre est grand. Un exemple classique est Diana, Princesse de Galles, qui avait tous les avantages de la fortune, mais qui échoua cependant à mener une bonne vie, largement parce qu’elle fit des choix stupides. Les grands dons combinés à une grande sottise conduisent à de terribles conséquences. En fait, les gens stupides s’en sortent mieux s’ils ont des dons plus faibles, puisqu’ils ont des moyens plus faibles de se faire du tort à eux-mêmes et aux autres.

Avec sagesse, cependant, vous pouvez vivre une bonne et heureuse vie, même si la fortune vous donne peu d’avantages et beaucoup de désavantages. Le sort nous donne tous des cartes. Certains reçoivent des bonnes cartes et certains reçoivent des mauvaises. Mais les gens qui jouent leurs bonnes cartes stupidement peuvent finir par perdre, alors que les gens qui jouent leurs mauvaises cartes sagement peuvent gagner. Ainsi la sagesse est un grand égalisateur. La sagesse nous permet de repousser la mauvaise fortune et de créer notre propre bonne chance.

Les biens conditionnels contribuent à une bonne vie seulement s’ils sont utilisés sagement. Sans sagesse, aucun des biens conditionnels acquis par la bonne fortune ou le dur travail ne mènera forcément à une vie heureuse. La sagesse est la condition sine qua non d’une bonne vie – la condition essentielle sans laquelle celle-ci ne peut exister.

Ainsi la sagesse, comme la bonne vie elle-même, est un bien inconditionnel. Il n’y a pas de conditions sous lesquelles il vaut mieux être stupide que sage. On peut être trop riche, trop intelligent ou trop beau pour son propre bien. Mais on ne peut jamais être trop sage pour son propre bien. La sagesse est constamment associée à la bonne vie. Elle ne s’écarte jamais du bien, et parce qu’elle ne perd jamais de vue le bien, elle peut orienter toutes les autres choses vers le bien. Ainsi la sagesse est la composante la plus importante de la bonne vie, ne le cédant en importance qu’à la bonne vie elle-même.

Si nous sommes sérieux concernant la bonne vie, alors la recherche de la sagesse, c’est-à-dire la philosophie, devrait être notre première et principale préoccupation, passant même avant la recherche de biens conditionnels. Car plus nous accumulons des biens sans la sagesse pour les utiliser, plus grand est le danger pour notre bien-être.

La sagesse est-elle toujours nécessaire pour la bonne vie ?

J’ai dit que la sagesse est nécessaire pour la bonne vie. Mais est-elle toujours nécessaire ? Est-ce au moins possible qu’une personne qui est indifférente à la sagesse, même un idiot complet, puisse néanmoins mener une bonne vie ? Le monde est rempli de gens insouciants qui ne pensent pas au lendemain ; des gens qui font confiance à la bonté des étrangers, de Dieu, ou de Mère Nature ; des gens dont les plans de retraite consistent à gagner à la loterie ; des camés qui pensent que « tout va bien », etc.

Il est au moins concevable que certains de ces gens puissent vraiment avoir de la chance. Non seulement la fortune pourrait leur donner certains dons, mais elle pourrait le faire au bon moment, au bon endroit et au bon degré, de sorte qu’ils n’auront jamais l’occasion de faire bon usage ou non de quelque chose. Cette tendance chanceuse pourrait même se poursuivre toute leur vie. Bien sûr, ce n’est pas très probable.

Jouir d’une bonne vie par pure chance pourrait être appelé le paradis des idiots. Mais seul un idiot compterait là-dessus. Le commencement de la sagesse est de décider de ne pas dépendre de la chance mais plutôt de créer sa propre chance (même Forrest Gump ne dépendait pas entièrement de sa bonne chance. Il avait aussi le bon sens d’écouter ce que disait sa maman).

La sagesse est-elle suffisante pour la bonne vie ?

L’idée que la sagesse seule est suffisante pour une bonne vie est équivalente à l’affirmation que la bonne vie dépend entièrement de choses que nous pouvons contrôler, et donc que nous pouvons mener une bonne vie sans les biens de la fortune, en fait même au milieu de la plus grande infortune. Les stoïques romains Sénèque et Epictète disaient que la sagesse est suffisante pour la bonne vie, donc l’homme sage est immunisé contre l’infortune.

Bien que ce ne soit pas le lieu pour discuter de cela, je crois que la vision stoïque est séduisante mais fausse. Je préfère suivre Aristote, qui affirme que la bonne vie requiert plus que la simple vertu. Elle requiert aussi des biens externes, que nous devons obtenir par la fortune et le travail. Les biens externes, cependant, ne sont pas entièrement sous notre contrôle. Ainsi la bonne vie n’est pas immunisée contre l’infortune.

Si nous sommes obligés de choisir entre les biens externes et les biens de l’âme, nous devrions toujours choisir les biens de l’âme. Mais alors nous ne parlons plus de la bonne vie, mais simplement de la moins mauvaise vie. Socrate disait qu’un homme juste qui était persécuté, condamné et martyrisé par la société vaut mieux qu’un homme corrompu qui jouit de tous les dons de la bonne fortune. Mais ce n’est pas la même chose que de dire qu’un homme vertueux au supplice mène une bonne vie.

Sagesse théorique contre sagesse pratique

Le genre de sagesse dont je discute est généralement appelée sagesse morale ou pratique, pour la distinguer de la sagesse théorique.

La philosophie est souvent divisée en cinq domaines : la métaphysique, qui traite de l’homme et de la place de l’homme dans le cosmos, incluant des sujets comme l’existence d’un Dieu ou de dieux et la liberté et l’immortalité de l’âme ; l’épistémologie, qui traite de la connaissance et de la vérité ; l’esthétique, qui traite du beau ; l’éthique ou philosophie morale, qui traite de la bonne vie ; et la philosophie politique, qui traite de la bonne vie collective. La philosophie morale et politique ne peut pas vraiment être séparée, puisque l’homme est un animal social, donc la bonne vie est recherchée dans la société, et elle doit être recherchée collectivement aussi bien qu’individuellement.

La métaphysique, l’épistémologie et l’esthétique sont les branches théoriques de la philosophie. Leurs découvertes ne sont pas pratiques en elles-mêmes, mais elles sont certainement pertinentes pour la philosophie pratique.

Par exemple, les débats métaphysiques pour déterminer si l’âme est mortelle ou immortelle, si un Dieu ou des dieux existent, si nous sommes libres ou déterminés, etc., ont tous des implications pour la philosophie morale.

Les débats épistémologiques sur la foi et la raison, la raison et l’expérience des sens, la science et le sens commun, etc., ont tous des implications pratiques. Toute enquête sérieuse, de plus, utilise les instruments de la logique.

Même l’esthétique a des implications pratiques. L’esthétique traite de la beauté en tant que telle, pas seulement de l’art, et la beauté sert souvent de guide pour déterminer ce qui est réel, vrai et bon. De plus, l’appréciation de la beauté, qui peut être systématiquement cultivée, est l’une des composantes de la bonne vie.

Donc même si la sagesse pratique est notre préoccupation principale, la sagesse théorique n’est pas simplement théorique.

La sagesse théorique doit-elle être subordonnée à la sagesse pratique ? Pour répondre à cela, nous devons nous demander si la sagesse théorique est inconditionnellement bonne. Les spéculations métaphysiques, épistémologiques et esthétiques sont-elles bonnes dans toutes les conditions ? Je dirais qu’elles ne le sont pas. Même des théories vraies peuvent être mauvaises si elles sont poursuivies à l’excès ou sans considération pour le contexte et les conséquences. Ainsi la sagesse théorique doit être guidée par la sagesse pratique, même quand la sagesse pratique est inspirée par la sagesse théorique.

Mais cela n’implique pas que toute l’activité théorique doit être orientée vers la production d’effets pratiques. Les choses belles et inutiles – recherchées comme des fins en soi – font partie de toute bonne vie, qu’il s’agisse de jeux, de hobbies, d’aventures, d’exploration, d’expérience esthétique, d’investigation scientifique, ou de spéculation métaphysique.

Tout ce qui est cohérent avec la bonne vie ne doit pas forcément produire de bons effets. En fait, certaines choses que nous recherchons comme des fins en soi sont des composantes réelles de la bonne vie, qui est aussi une fin en soi. Elles n’ont donc pas besoin de produire de bons effets pour contribuer à la bonne vie ; elles ont une relation plus étroite avec la bonne vie que la cause et l’effet, parce qu’elles font déjà partie de la bonne vie.

Sagesse pratique contre connaissance pratique

La théorie concerne la compréhension du monde. La pratique concerne la manière de le changer. Quelle est la différence, alors, entre sagesse pratique et connaissance pratique, comme les arts et les compétences techniques ?

La connaissance pratique tout comme la sagesse pratique se préoccupent de changer le monde. Elles ne peuvent pas être réduites à des déclarations de faits ou de principes abstraits et de règles. Elles impliquent toutes deux la perception de situations uniques, concrètes et changeantes et un aperçu dans l’applicabilité des faits et des principes abstraits à des circonstances concrètes.

La différence cruciale est que la connaissance pratique est moralement neutre, donc elle peut être utilisée à des fins bonnes ou mauvaises, alors que la sagesse pratique est toujours dirigée vers le bien et est donc intrinsèquement morale.

Par exemple, les chirurgiens font les meilleurs tortionnaires, parce que les compétences qui peuvent soulager la douleur peuvent aussi être utilisées pour l’infliger. La différence entre un chirurgien et un tortureur n’est donc pas une question de connaissance mais d’éthique, de sagesse morale qui assure qu’on fasse bon usage de la connaissance (une profession est la combinaison d’un ensemble de connaissance théorique et pratique moralement neutre avec un code éthique superviseur qui applique cette connaissance à de bonnes fins).

Conclusions

J’ai dit que tous les êtres humains recherchent la bonne vie, qui est inconditionnellement bonne. Mais les principales composantes de la bonne vie sont bonnes pour nous seulement à la condition qu’elles soient utilisées sagement. Ainsi la sagesse est la plus importante composante de la bonne vie, parce que sans elle, tous les dons de la fortune et les produits du dur travail peuvent se tourner contre nous et devenir des sources de misère plutôt que de bien-être. La sagesse, cependant, est inconditionnellement bonne, tout comme la bonne vie elle-même, donc elle ne se tournera jamais contre vous.

La philosophie, qui est la recherche de la sagesse, est l’activité la plus importante pour quiconque est sérieux concernant la bonne vie. La philosophie est la seule discipline qui vise à atteindre des choses inconditionnellement bonnes : la sagesse et la bonne vie elle-même.

Gardez cela à l’esprit quand vous soupesez vos options : la philosophie d’abord, ou la biologie ? La philosophie, ou la salle de sport ? La philosophie, ou la télévision ? La philosophie, ou des heures de travail supplémentaires ?

Dans chaque cas, la philosophie devrait passer en premier, parce que la connaissance de la biologie, la condition physique, la relaxation et l’argent sont tous de bonnes choses, mais ce ne sont pas des choses inconditionnellement bonnes. Et elles peuvent en fait être aussi traîtresses que des serpents à sonnette si vous n’êtes pas capable de les utiliser sagement.

Si la philosophie est d’une importance capitale pour toute la durée de la vie, alors a fortiori elle est aussi d’une importance capitale pour le changement politique. La métapolitique n’est pas entièrement une question de philosophie, mais les questions métapolitiques essentielles sur la moralité, le destin et les institutions politiques sont philosophiques.

Donc si vous êtes sérieux dans la recherche de la bonne vie, pas seulement pour vous-même mais aussi pour notre peuple dans son ensemble, la sagesse est un bien inconditionnel, et la philosophie est une étude indispensable.

Par où commencer

Cet essai est basé sur le premier cours (conduit comme une discussion socratique) que je donnerais dans une Introduction à la Philosophie pour les étudiants. J’avais préparé tout un cursus d’étude après cela. Mais par où devraient commencer mes lecteurs ? La réponse est : par Socrate.

L’argument central de cet essai vient de Socrate. Dans le dialogue de Platon, Euthydème [3], Socrate accepte le défi de persuader le sportif le plus stupide du gymnase, Clinias, de l’importance d’étudier la philosophie (278d–282d). Si l’argument a marché avec Clinias, alors il marchera sûrement avec vous.

Note pour approfondir le sujet

Il n’y a pas de substitut à la lecture des dialogues de Platon et aux autres écrits socratiques, mais de même qu’il faut prendre des leçons de natation avant de sauter dans le bassin, il faut aussi quelques connaissances de base avant d’étudier Socrate. Je recommanderais de commencer par le livre d’A. E. Taylor, Socrates: The Man and His Thought [4] (1933), le travail d’un philosophe anglais de la vieille école, honnête et modeste. Pour une discussion plus subtile mais néanmoins très accessible de Socrate, voir la série de cours de Leo Strauss « The Problem of Socrates: Five Lectures », dans Leo Strauss, The Rebirth of Classical Political Rationalism: An Introduction to the Thought of Leo Strauss [5], ed. Thomas L. Pangle (Chicago: University of Chicago Press, 1989). Strauss, bien sûr, est une figure déloyale vis-à-vis de son propre programme, donc utilisez-le sagement, c’est-à-dire comme un point de départ, et ne vous perdez pas dans son labyrinthe intellectuel.

Notes 

[1] L’incarnation antérieure la plus récente de cet essai fut un discours à Seattle le 14 octobre 2012. Je désire remercier tous ceux qui étaient présents pour une discussion stimulante. L’incarnation originelle fut le cours inaugural de l’Introduction à la Philosophie pour les étudiants, que j’ai enseigné dans les années 1990.

[2] La philosophie est une importante partie de la métapolitique, mais ce n’est pas toute la métapolitique, qui englobe d’autres disciplines intellectuelles ainsi que les médias pour leur propagation et les communautés qu’elles engendrent.