La quadrité

[1]5,838 words

English original here [2]

1. Introduction

Ceci est le premier de deux essais traitant de la cosmologie germanique. C’est seulement dans le second essai que je discuterai vraiment des détails de cette cosmologie, telle qu’elle est présentée dans les Eddas et d’autres sources, et que j’en proposerai une interprétation.

Le présent essai est une tentative pour fournir une « entrée » dans cette cosmologie. Pourquoi avons-nous besoin d’une telle entrée ? Parce que mon but n’est pas simplement d’informer mes lecteurs sur la vision-du-monde germanique ; il y a d’innombrables livres qui la résument en plus grand détail que je ne le ferai. Mon but est en fait de croire en cette vision-du-monde autant que je le peux. En d’autres mots, mon but est de voir le monde comme mes ancêtres le voyaient. Inutile de le dire, la manière dont nos ancêtres voyaient le monde est radicalement différente de la manière dont nous les modernes le voyons – au point qu’il est tentant de dire que, dans un certain sens, nous vivons dans des mondes entièrement différents. Une entrée (ou une rentrée) dans la cosmologie germanique est un retour dans le monde de nos ancêtres. Mais le premier pas dans cette direction est de comprendre ce qu’est un monde.

« Monde » n’est en fait pas la même chose que « cosmos », dont nous avons tiré « cosmologie ». Kosmos est un mot grec qui signifie simplement « ordre ». Il désigne la totalité de ce qui est, le comprenant comme un arrangement ordonné (le latin mundus – signifiant à peu près « élégant » – est simplement une traduction de kosmos). Le mot anglais « world » [monde], cependant, vient du vieil-anglais weorold. C’est un composé de wer, qui signifie « homme » (comme dans « werewolf » [homme-loup], et de eald, qui signifie « âge ». Donc, curieusement, ce mot de « world » signifie littéralement « âge de l’homme » [1].




Que devons-nous faire de cette étrange signification littérale de notre terme ordinaire « monde » ? Avant tout, le sens du terme a clairement changé avec le temps. « Monde » est aujourd’hui utilisé pour parler de la planète Terre, comme quand nous disons que le monde ne contient pas plus de sept continents. Il est aussi parfois utilisé pour désigner la même chose qu’« univers » (un terme dérivé du latin). Mais le premier usage est beaucoup plus commun. Vous n’entendez pas souvent les gens dire « le monde est infini ». Nous tendons à utiliser « monde » pour désigner ce en quoi (ou sur quoi) nous vivons, et univers pour désigner le contexte plus vaste qui contient notre monde, et d’autres mondes. Cela est implicite dans le langage utilisé pour parler des voyages dans l’espace, qu’il s’agisse de faits scientifiques ou de fiction : « explorer des mondes nouveaux et étranges, rechercher une nouvelle vie et de nouvelles civilisations… ». L’univers est supposé contenir des mondes. Du moins superficiellement, cela semble bien être en accord avec la manière dont nos ancêtres parlaient des « neuf mondes ».

Mais si nous continuons à réfléchir sur la manière dont le mot « monde » est utilisé nous réaliserons que si la plupart des gens diraient que c’est simplement un synonyme pour « planète Terre », il y a en fait d’autres choses là-dessous. Considérez ce qui suit. On demande à une personne irréaliste : « Dans quel monde vivez-vous ? ». Ou on répond à ses attentes déraisonnables en lui disant : « Pas dans ce monde ». Ou on commence un commentaire par : « Dans le monde réel… ». Dans ces cas, le mot « monde » est essentiellement utilisé comme un synonyme de « réalité ». Mais considérez la subtile différence dans les cas suivants. Un adulte tente d’enseigner une leçon à un enfant en disant : « Dans ce monde on n’obtient rien sans rien », ou : « Dans ce monde c’est chacun pour soi », ou : « C’est un monde d’hommes ». Ici « monde » est en fait utilisé pour signifier « monde humain » ou « réalité humaine ».

Ce genre de cas montre clairement qu’il y a d’autres choses de plus dans la signification de « monde » que l’errance de notre planète à travers l’espace. Et nous commençons à avoir une idée de ce que « monde » signifiait originellement pour nos ancêtres. Le monde n’est pas la Terre. C’est la Terre telle qu’elle est rencontrée et interprétée par nous. Notre monde n’est pas simplement notre environnement physique, car ce qui nous entoure n’est pas simplement « le physique ». Ce qui nous entoure est la Terre physique et ses traits (incluant sa flore et sa faune) tels qu’ils sont compris, interprétés, valorisés et dévalorisés par nous. Comme un simple exemple, considérez l’or. Si nous demandons ce qu’est l’or, il serait tout à fait erroné de dire : « l’or est simplement un élément chimique avec le nombre atomique 79 ». L’or est beaucoup plus que cela pour nous. En fait, il a une formidable importance dans nos vies. Nous l’apprécions pour sa beauté et sa rareté. Des hommes sont morts pour l’or, et des civilisations entières ont été conquises pour pouvoir l’acquérir. Nous associons l’or à la royauté, et aux papes.




Bien sûr, l’or a cette signification pour nous à cause de certaines conventions sociales que nous avons établies. L’or n’est pas précieux « en soi », mais seulement pour nous. Si tous les êtres humains étaient anéantis demain, l’or n’aurait absolument plus aucune valeur. Mais tant que nous sommes là, la valeur que l’or a pour nous est aussi réelle que son nombre atomique. Cette valeur fait partie du « monde ». Et les « conventions sociales » qui établissent de telles valeurs font partie du monde aussi. Elles sont très réelles pour nous, et elles viennent de qualités inaltérables de l’espèce humaine. « Le monde » est un monde humain, dans le temps humain. Nous vivons dans « l’âge de l’homme ». Les choses ne se présentent jamais à nous « telles qu’elles sont en elles-mêmes », mais seulement telles qu’elles sont interprétées par nous en relation avec nous-mêmes, dans le contexte total de la réalité humaine biologique et sociale [2].

« Monde » est donc une intersection de divers facteurs, certains tangibles et d’autres intangibles, certains existant indépendamment des connaissances humaines et d’autres non. Maintenant, comme je l’ai dit plus haut, il est plausible jusqu’à un certain point de dire que nous vivons dans un monde différent de celui de nos ancêtres. Cependant, ces mondes ont une interface. Par exemple, le monde naturel n’a pas complètement changé depuis l’époque de nos ancêtres. Bien sûr, certaines espèces (incluant, par exemple, l’auroch) se sont éteintes, et les températures sont en train de monter. Mais à de nombreux égards nous vivons encore dans les mêmes environnements physiques fondamentaux. Cependant, notre interprétation de ces environnements et la manière dont nous nous situons en eux a radicalement changé.

La seule manière, par conséquent, de vraiment comprendre la cosmologie de nos ancêtres est d’essayer d’entrer à nouveau dans leur monde : leur manière d’interpréter ce qui les entourait. Mon but ultime est ici de pouvoir me tenir debout sur la terre et de la voir et de la percevoir de la même manière que mes ancêtres. Pour parvenir à cela, nous devons entrer plus profondément dans le concept d’un monde et parvenir à une compréhension profonde des facteurs les plus fondamentaux qui interagissent pour créer un monde pour nous. A cet effet, Martin Heidegger se révélera être notre guide le plus précieux.

Après la Seconde Guerre mondiale, Heidegger commença à produire une série d’essais proposant une description phénoménologique de l’« habiter » humain (un terme technique dans la philosophie de Heidegger, sur lequel nous reviendrons dans un moment) [3]. Cette description implique quatre moments ou aspects inséparables : la terre, le ciel, les divinités, et les mortels. Les essais qui traitent de cette « quadrité » incluent : « A quoi servent les poètes ? » (Wozu Dichter?, 1946), « La chose » (Das Ding, 1950), « Le langage » (Die Sprache, 1950), « Bâtir, habiter, penser » (Bauen Wohnen Denken, 1951), et « Poétiquement l’homme habite » (« …dichterisch wohnet der Mensch… », 1951). Un essai antérieur, « L’origine de l’œuvre d’art » (Der Ursprung des Kunstwerkes, 1935-1936), discutait de l’opposition de la terre avec le monde. Comme nous le verrons, le « monde » est constitué de la quadrité de la terre (die Erde), du ciel (der Himmel), des divinités (die Göttlichen), et des  mortels (die Sterblichen). Tous ces essais ont été traduits en anglais et sont inclus dans le volume Poetry, Language, Thought [3] [Poésie, langage, pensée] (1971).

Implicitement, l’analyse de Heidegger sur l’« habiter » est antimoderne. Bien qu’il ne le dise jamais, en fait il ne décrit pas la manière dont les hommes habitent sur la terre aujourd’hui. Il décrit une manière d’être qui est traditionnelle et, essentiellement, pré-moderne. Mais il ne le dit pas clairement. Ainsi, si Heidegger ne présente jamais sa discussion de l’« habiter » comme étant plus que purement descriptive, elle est implicitement normative et constitue  clairement un rejet de la vie moderne.

La discussion de la quadrité par Heidegger a aussi une tonalité païenne. Comme il le fait ailleurs, Heidegger (qui fut élevé en catholique) emploie le langage du polythéisme, parlant des « divinités » et des « dieux ». Je ne suggère pas que Heidegger était une sorte de païen. Comme Nietzsche, il pense qu’un retour aux formes anciennes est impossible. Mais comme Nietzsche aussi, sa nostalgie pour ces formes anciennes est très visible. Ainsi, si l’explication heideggérienne de la quadrité de doit pas être décrite comme « néo-païenne » elle se prête certainement à des usages néo-païens. Et elle est utile pour notre but ici : tenter de trouver une voie de retour dans le monde de nos ancêtres.

Dans ce qui suit je m’inspirerai de l’explication heideggérienne de la quadrité, mais en l’adaptant et en la développant librement pour mes propres buts (ceux qui désirent savoir plus précisément où les idées de Heidegger finissent et où les miennes commencent devraient lire Poésie, langage, pensée).

2. Terre et Ciel

Commençons par le concept de l’« habiter » (Wohnen). Dans « Bâtir, habiter, penser »,  Heidegger remarque que le verbe bauen (bâtir) est un développement du vieux-haut-allemand buan (un mot qui existe aussi en vieil-anglais). Cependant, buan signifiait originellement « demeurer, rester dans un lieu ». « La vraie signification du verbe bauen, c’est-à-dire habiter, a été perdue pour nous », écrit Heidegger [4]. De plus, Heidegger relie buan au verbe « être ».  Buan vient de la racine indo-européenne bheu, comme un certain nombre de mots qui évoquent l’être en anglais et en allemand (et dans d’autres langues indo-européennes). Des exemples incluent l’allemand bin (je suis), bist (vous êtes), et l’anglais be, been (et le vieil-anglais beo, bið, beoð).

« Etre » est donc « habiter ». Heidegger écrit : « ich bin, du bist signifie : j’habite, vous habitez. La manière dont vous êtes et dont je suis, la manière dont nous humains sommes sur la terre, est Buan, habiter. Etre un humain signifie être sur la terre en tant que mortel. Cela signifie habiter » (PLT, 147). Et plus loin dans le même essai : « Habiter . . . est le caractère fondamental de l’Etre en accord avec lequel les mortels existent » (PLT, 160).

Donc qu’est-ce que l’« habiter » ? Pour le dire simplement, habiter est ce que les mortels font sur terre, sous le ciel, et en relation avec les dieux. Et en habitant, ils font naître un monde. Bien sûr, cela ne fait que rendre les choses plus énigmatiques, donc prenons chaque élément séparément. D’abord, examinons la signification de la terre.

Les mortels (et nous verrons exactement ce que cela signifie dans un instant) habitent sur terre. Mais la terre n’est pas une « planète ». Nous ne nous voyons pas comme habitant sur une balle. La terre est le sol sous nos pieds, s’étendant devant nous aussi loin que nos yeux peuvent le voir ou le pied le fouler, sans limites. La terre est ce dont toutes les choses qui nous entourent sont sorties. La vie végétale est évidemment née de la terre, mais aussi les animaux et nous-mêmes en un sens. Tous sont liés à la terre, et tous sont abrités et nourris par elle. Heidegger écrit :

« Les Grecs appelaient jadis l’émergence et la naissance en soi et dans toutes choses la phusis. Cela éclaircit et éclaire aussi ce sur quoi et en quoi l’homme base son habiter. Nous appelons ce sol la terre. Ce que ce mot dit ne doit pas être associé à l’idée d’une masse de matière déposée quelque part, ou à la simple idée astronomique d’une planète. La terre est ce à quoi la  naissance ramène et ce qui abrite tout ce qui naît sans violation. Dans les choses qui naissent, la terre est présente en tant qu’agent protecteur. » [PLT, 42]

Et j’ajouterais : nous nous sentons liés à la terre au plus profond de nous-mêmes. La partie que nous appelons « le biologique », que nous ne choisissons pas et sur laquelle nous n’avons qu’un contrôle limité. Elle nous relie physiquement et psychologiquement à la terre, et à sa flore, à sa faune, et aux cycles de croissance et de déclin.

Mais parler de l’homme vivant sur terre, c’est parler simultanément de sa vie sous le ciel (Heidegger souligne sans cesse l’inséparabilité des moments terre, ciel, divinités, mortels, et souligne que chacun implique les autres). Heidegger décrit le ciel comme suit :

« Le ciel est le chemin du soleil, le cours des lunaisons, le scintillement mouvant des étoiles, les saisons de l’année et leurs changements, la lumière et la fin du jour, la pénombre et la clarté de la nuit, le bon et le mauvais temps, le défilé des nuages et le bleu profond de l’éther. Quand nous disons ciel, nous pensons déjà aux trois autres avec lui, mais nous ne pensons pas à la simple unité des quatre. » [PLT, 149]

La terre nous abrite, alors que le ciel nous regarde et, en un sens, nous domine. Mais il y a une autre opposition encore plus importante entre la terre et le ciel. La terre abrite, mais elle dissimule aussi. La terre est remplie de mystère, caché dans d’obscurs lieux isolés. Et ce mystère, comme je l’ai dit, est apparenté au mystère en nous : la facticité terrifiante de notre composition génétique, nos inexplicables impulsions et besoins, l’irrésistible appel de la nature à l’intérieur de nous.

Quand nous souhaitons connaître les choses de cette terre (et les choses en nous), nous les amenons à la lumière du ciel – littéralement et figurativement. Le ciel révèle. La terre retient toujours les choses à l’intérieur, les dissimule toujours. Quand la lumière éclaire les choses que nous avons extraites de la terre, elles sont révélées. Quand la nuit vient, la terre remporte une victoire temporaire dans ses efforts de dissimulation – et les choses de la terre, dans leur dissimulation, se révèlent inquiétantes.

Nous trouvons un rocher dans les profondeurs d’une grotte et nous l’amenons sous la lumière du jour pour le connaître. Et quand nous parvenons à mieux comprendre les choses, par exemple notre composition génétique, nous appelons cela « faire la lumière » sur les choses, et nous disons que nous sommes « éclairés » sur la question. « Connaître les choses » à leur niveau sensoriel le plus fondamental, c’est les amener sous la lumière du soleil (la vision, pour laquelle nous avons besoin de la lumière, a toujours été le paradigme de la connaissance sensorielle). Mais le soleil a aussi toujours représenté pour nous l’idéal, comme pour Platon. Et pour vraiment connaître les choses, il faut aller au-delà du niveau de la simple connaissance sensorielle et les comprendre à la lumière de l’idéal : idées, motifs, modèles, lois, théories, etc.

Le ciel et la terre ne nous apparaissent pas de la même manière que le font les objets dans le ciel ou sur la terre. En réalité, bien que le ciel et la terre soient perceptibles, ce ne sont pas du tout des objets puisque nous ne voyons jamais leurs limites : depuis notre position sur la terre, nous ne percevons ni les limites du ciel ni les limites de la terre. Le ciel et la terre sont ce en quoi tout apparaît, mais ils n’apparaissent pas eux-mêmes comme des objets dans un plus grand contexte ou horizon. Cela donne au ciel et à la terre une sorte très particulière de signification fondamentale : ils sont les contextes ou les horizons ultimes pour tout le reste. Et, d’une manière ou d’une autre, ils sont nos horizons ultimes de sens selon lesquels tout le reste est compris (voir mon essai « Qu’est-ce qu’une rune ? [4] »). C’est cette opposition entre ciel et terre qui fonde la distinction traditionnelle entre l’ouranien et le chthonien (une distinction que Heidegger lui-même ne discute pas).

Dans l’acte d’amener les choses de la terre sous la lumière du ciel (quelle que soit la manière), nous trouvons une dichotomie à l’intérieur de nous qui reflète celle entre la terre et le ciel. A l’intérieur de moi il y a, avant tout, la partie « biologique » ou « naturelle » évoquée précédemment. C’est le fondement à l’intérieur de moi, le socle de l’identité non-choisie et fixée. Mais ensuite, il y a cette autre partie de moi qui émerge à un certain moment de ce socle et qui s’élève au-dessus de lui. C’est la partie qui cherche à comprendre – à amener dans la lumière ce qui est dissimulé. Cela pourrait être une chose dissimulée dans la terre à mes pieds, ou cachée dans la « terre » qui est à l’intérieur de moi ; dans les profondeurs du fondement biologique mystérieux et non-choisi qui est là avant la formation de mon sens conscient de l’identité.

Cette partie qui cherche à comprendre est appelée de nombreux noms, mais l’un d’eux est esprit. Et puisque c’est notre esprit qui lutte pour extraire les choses de la terre, hors de la dissimulation, et les amener dans la lumière du ciel, nous identifions aussi notre esprit avec le ciel. L’esprit aussi est « en haut », apparenté à l’idée et à l’idéal. Lui aussi s’élève au-dessus de la terre, qui – à la différence de l’esprit éveillé – sommeille dans l’obscurité. Ainsi, de la distinction entre terre et ciel est formée la distinction entre matière et esprit, et matière et forme (bien que j’utilise ici le langage de la philosophie, ces distinctions fondamentales ont été exprimées d’innombrables manières différentes et précèdent la philosophie).

Nous cherchons à connaître les choses qui apparaissent à l’intérieur de ces deux horizons ultimes du ciel et de la terre. Dans le ciel le soleil nous fascine – et nous punit quand nous le regardons trop, cherchant à le connaître. Nous sommes aussi attirés par les étoiles dans le ciel, qui se révèlent quand le soleil est dissimulé, et qui nous montrent la voie. Les saisons et le temps sont aussi l’objet de notre curiosité, puisqu’ils ont la capacité d’affecter nos vies de manière dramatique, et même catastrophique. Si nous pouvions apprendre leurs voies, nous pourrions peut-être améliorer notre sort dans la vie. Sur terre, nous cherchons à connaître les voies des animaux et des plantes et des pierres : d’où ils viennent, ce que sont leurs pouvoirs, et comment nous pourrions les utiliser pour nos propres fins. Cette curiosité, ce désir d’amener la nature des choses hors de la dissimulation et de les connaître et de les maîtriser est spécifiquement humain.

3. Divinités et Mortels

Mais en fait il y a une caractéristique humaine différente, mais apparentée, qui est plus profonde et plus fondamentale que celle-ci – et cela va vraiment au cœur de ce qui nous rend uniques. C’est notre capacité à être frappés d’émerveillement devant le fait que toutes ces choses sont. Nous sommes frappés, en d’autres mots, par le pur Etre des choses [5].

En fait, ce qui rend cette capacité possible est que nous sommes mortels. Nous sommes les seuls animaux qui soient conscients du fait que nous mourrons finalement. Le simple fait que j’existe, et que mon existence est si éphémère et si précaire, me remplit d’émerveillement et de terreur. Cela m’ouvre à l’émerveillement devant la facticité de tout le reste – particulièrement de ce qui, à la différence de moi, est immortel. Les constantes de l’existence, dans la terre et le ciel, me remplissent de crainte respectueuse. Ces choses sont plus grandes que moi. Ces choses sont les dieux, que Heidegger appelait « les divinités » [6]. L’émerveillement devant l’Etre de ces traits constants de la vie et de l’existence en tant que tels, c’est l’intuition de la présence d’un dieu (voir mon essai « L’appel aux dieux [5] »).

Cette capacité uniquement humaine est une fonction de ce que j’ai ailleurs appelé (adaptant aussi Heidegger) l’ekstasis (voir mon essai « Les cadeaux d’Odhinn et de ses frères [6] »).  Fondamentalement, c’est notre capacité à « nous quitter nous-mêmes » (à nous tenir en-dehors de nous-mêmes : ek-stasis) et à quitter le moment immédiat, et à être frappés ou saisis par l’Etre des choses. Quand cela se produit nous devenons le véhicule pour l’expression de l’Etre, nous devenons inspirés, et nous sommes poussés à lui donner voix ainsi qu’aux nouvelles possibilités que nous apercevons quand nous sommes si captivés. L’ekstasis est à la racine de l’inspiration poétique et artistique de toute sorte, de la création des mythes, de la philosophie, et même des découvertes scientifiques. L’ekstasis prend une variété de formes et nous vient d’une variété de manières. Elle peut venir, par exemple, sous la forme d’une activité physique frénétique – en combattant, en dansant, ou par l’activité sexuelle, pour n’en citer que quelques-unes. L’ekstasis est ma propre traduction du vieux-norrois Ódhr, dont Ódhinn est la personnification [7].

Nous pouvons maintenant voir comment opère la quadrité. Les mortels vivent sur la terre protectrice, sous le ciel. Vivant entre la terre et le ciel, les mortels vivent entre dissimulation et révélation, ou dissimulation et vérité. Ils sortent les choses de la dissimulation et les amènent dans la lumière, tentant d’atteindre l’idéal de la vérité, de la clarté, et de l’illumination représenté par le ciel du jour – tout en reconnaissant tout le temps que la révélation ne triomphe jamais complètement de la dissimulation. Le ciel ouvert ne triomphe jamais complètement des mystères de la terre protectrice et dissimulatrice. L’ouranien et le chtonien doivent partager le pouvoir. La mortalité même des mortels les ouvre à l’étrangeté de l’Etre lui-même : émerveillement devant le fait que les choses simplement soient. Et dans cet émerveillement, ils rencontrent les constantes de l’existence : les immortels, les dieux.

Cette existence mortelle – vivre entre la terre protectrice et le ciel inconstant, dans la connaissance de la présence divine – est l’« habiter ». Heidegger nous dit :

« Les mortels habitent au sens où ils sauvent la terre – prenant le mot dans le vieux sens encore connu de Lessing. Sauver n’est pas seulement arracher quelque chose à un danger. Sauver signifie en fait libérer quelque chose dans sa propre présence. Sauver la terre, c’est plus que l’exploiter ou même l’épuiser. Sauver la terre ne maîtrise pas la terre et ne la subjugue pas, ce qui n’est qu’à un pas de la spoliation. » [PLT, 150]

Les mortels « sauvent » la terre, et ils « reçoivent le ciel. Ils laissent au soleil et à la lune leur voyage, aux étoiles leur course, aux saisons leurs bienfaits et leurs rudesses ; ils ne transforment pas la nuit en jour ni le jour en une agitation stérile » (PLT, 150). Ici nous voyons la tonalité antimoderne chez Heidegger : les mortels (c’est-à-dire les hommes authentiques, pré-modernes) pratiquent ce que Heidegger appelle la Gelassenheit (laisser-les-choses-être). Ils acceptent la terre et le ciel avec une certaine humilité, sans les faire entrer de force, ainsi que ce qui apparaît en eux, dans des catégories toutes faites, et sans tenter de franchir les limites naturelles que le ciel et la terre imposent à nos vies (par exemple, ils ne cherchent pas à « transformer la nuit en jour »). Mais il y a plus :

« Les mortels habitent au sens où ils attendent les divinités en tant que divinités. Dans leur espoir, ils accrochent aux divinités ce qui est inespéré. Ils attendent des signes de leur venue et ne se méprennent pas sur les signes de leur absence. Ils ne font pas leurs dieux à leur image et n’adorent pas des idoles. Dans la profondeur même de l’infortune, ils attendent l’idéal qui a été retiré. » [PLT, 150]

En d’autres mots, les mortels laissent les dieux venir à eux. Ils ne créent pas de nouveaux dieux ou de nouvelles idoles pour les adorer (par exemple l’argent, l’Etat, le Peuple, la « démocratie », l’« égalité », la « diversité », etc.). Et lorsqu’ils ont le sentiment que les dieux les ont peut-être abandonnés, ils n’abandonnent pas leurs dieux : ils se tiennent prêts pour leur retour. C’est ce que signifie habiter – dans cette intersection entre nous-mêmes (les mortels), la terre, le ciel, et les dieux.

Et Heidegger dit qu’en habitant, nous donnons naissance à un monde. Le monde « arrive » parce que les êtres humains sortent les choses hors de l’ombre. En d’autres mots, en faisant la vérité (ce qui, encore une fois, est simplement révélation, ou dévoilement ; voir l’essai de Heidegger « Sur l’essence de la vérité »). « Monde » ne veut pas dire planète ou univers. Le monde où nous vivons est un « lieu », mais c’est un lieu formé par nos tentatives pour comprendre les choses, les amener dans la lumière, et exprimer ce que nous avons découvert. Le monde, en d’autres mots, est un monde humain ; c’est la vie dans un « âge de l’homme ». C’est la terre et le ciel, et tout ce qu’ils contiennent, que nous rencontrons – principalement – sous la forme de mythes, de poésie, de philosophie, et de science (c’est-à-dire sous la forme de la culture humaine en tant que telle) [8].

4. Conclusion : « Poétiquement l’homme habite »

Comme je l’ai noté, toutes ces formes sont fondées sur l’ekstasis – sur notre capacité à être frappés d’émerveillement devant le simple fait que les choses sont. Cependant, l’expression primordiale de l’ekstasis doit se trouver dans la poésie (qui, dans le monde de nos ancêtres, est indistinguable du mythe). « Poésie » vient du grec poesis, qui signifie simplement « faire ». Ce que nous appelons « poésie » est en fait la forme primordiale de la création.

Heidegger nous dit que « la poésie, en tant que mesure authentique de la dimension de l’habiter, est la forme primale du bâtir. La poésie reconnaît avant tout que l’homme habite dans sa propre nature, son être de présence. La poésie est la reconnaissance originelle de l’habiter » (PLT, 227). Mais que signifie cet étrange commentaire ? Heidegger nous donne une indication lorsqu’il nous dit à un autre endroit que « La poésie est la manière d’exprimer  la nature non-dissimulée de ce qui est » (PLT, 74). La poésie, comme je l’ai déjà noté, est la manière d’exprimer l’Etre.

La poésie parle quand les humains sont frappés d’émerveillement devant l’Etre. Comme exemple très simple, prenons le fameux haïku de Bashô :

Vieille mare…

Une grenouille saute

Dans le son de l’eau. [9]

Ici le poète tente d’exprimer un moment que d’autres remarqueraient difficilement ; une constellation d’éléments – mare, grenouille, le son de l’eau – que d’autres prendraient comme allant de soi. Le poète, cependant, est frappé par le fait que ces choses sont, et il tente d’exprimer l’Etre de ces choses, et l’Etre de ce moment unique, par des mots. D’autres formes d’art ont une origine similaire. Un peintre peint un arbre que des centaines de personnes voient chaque jour, mais quelque chose l’arrête net lorsqu’il le voit et qu’il est poussé – il est obligé – de le peindre. Ce qui s’est passé, c’est que l’artiste a été arrêté par une perception du pur Etre de l’arbre – il connaît l’émerveillement devant le simple fait qu’il est. Puis il tente de saisir cet Etre dans une peinture – et de produire la même expérience d’émerveillement chez les spectateurs qui regarderont sa peinture.

La poésie enregistre l’Etre des êtres. C’est la chose la plus fondamentale chez nous qui fait de nous des humains. Nous sommes les êtres qui sommes frappés par l’Etre et poussés à lui donner expression. La poésie – qui inclut le mythe – est la forme primale de cette expression. Toutes les autres choses qui sont spécifiquement humaines sont fondées sur celle-ci et en découlent. Cela inclut la philosophie et la science, qui commencent par une révolte contre les poètes et l’inspiration poétique, mais qui en dépendent pourtant secrètement (voir ma discussion de l’inspiration poétique dans la science, dans « Les cadeaux d’Ódhinn et de ses frères [6] »).

Même Aristote, qui n’avait certainement pas l’âme d’un poète, reconnaissait que « La philosophie commence par l’émerveillement » (c’est-à-dire l’émerveillement face à l’Etre).

La poésie est exprimée dans le langage, mais Heidegger nous dit que le langage « n’est pas seulement et pas principalement une expression audible et écrite de ce qui doit être communiqué ». Primordialement, le langage est ce qui amène l’Etre des êtres à l’air libre et lui donne expression. « Là où il n’y a pas de langage, comme dans l’être de la pierre, du végétal, et de l’animal, il n’y a pas non plus d’ouverture de ce qui est, et donc pas d’ouverture non plus de ce qui n’est pas et de ce qui est vide » (PLT, 73). Ici Heidegger inverse la compréhension habituelle du langage. Le langage n’est pas primordialement une forme de communication écrite ou parlée, mais seulement secondairement. Pour qu’il y ait communication, il doit y avoir quelque chose à communiquer. Et, au niveau le plus fondamental, que communiquons-nous par le langage ? Nous communiquons ce que les choses sont. La perception de l’Etre des êtres précède toute communication et la fonction primordiale du langage est, en un sens, de « saisir » cette expérience de l’Etre.

Nous sommes les êtres qui percevons et communiquons l’Etre dans le langage, et nous vivons dans un monde qui est structuré et informé par le langage. Au niveau le plus profond, ce que cela signifie réellement, c’est que notre monde est structuré par notre compréhension de l’Etre des êtres ; nos conceptions de ce que les choses sont. Et ainsi Heidegger dit fameusement : « Quand nous allons au puits, quand nous traversons les bois, nous traversons toujours le mot ‘puits’, le mot ‘bois’, même si nous ne prononçons pas les mots et ne pensons à aucune chose ayant un rapport avec le langage » (PLT, 132).

Ce que Heidegger veut dire, c’est que notre rencontre avec les êtres est structurée ou conditionnée par nos concepts de ces êtres – des concepts que nous exprimons dans le langage. Le puits n’est pas, pour moi, une chose unique – même si je le rencontre pour la première fois. C’est un puits ; un objet qui m’apparaît comme s’accordant avec le concept que je garde à l’esprit du genre de chose qu’il est. Me basant sur ce concept, j’attends à l’avance  certaines choses du puits et pas d’autres. Selon la richesse ou la pauvreté de mon concept, l’objet me révélera son Etre à un degré plus ou moins grand.

Par les concepts, par le langage, nous créons un nouveau monde qui exprime l’Etre du monde autour de nous, ainsi que le monde à l’intérieur de nous. Nous sommes en quelque sorte des êtres qui voulons saisir et préserver tout ce qui existe, au moyen de notre capacité conceptuelle – l’arracher à l’instant fugace et le sauver du changement et du déclin, et le préserver dans l’ambre de nos mots. Heidegger cite Rainer Maria Rilke : « Nous sommes les abeilles de l’invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible, pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’Invisible » (PLT, 130) [10].

Et ainsi nous bâtissons un univers conceptuel ou linguistique alternatif d’idées, de généralisations, de classifications, de mythes, de récits, d’idéaux, et de règles (morales et autres) – un contre-monde très semblable au « royaume des formes » de Platon. Quand nous allons au puits ou que nous traversons les bois – quand nous faisons une chose quelconque –,  nous traversons toujours en même temps ce contre-monde conceptuel aussi.

Mais les mondes conceptuels changent – et peuvent même être perdus pour nous. Quand nos ancêtres marchaient sur cette terre, quand ils allaient au puits ou traversaient les bois, ils traversaient les mots de leurs poètes. Et les poètes leur disaient qu’ils habitaient à l’intersection de huit mondes, leur propre monde, le neuvième monde, se trouvant au milieu. Ce que nous avons appris de Heidegger, c’est ce que cela signifie, au sens le plus fondamental, d’habiter dans ce monde. Habiter dans ce monde, c’est exister à une intersection plus simple et plus fondamentale – entre la quadrité de la terre, du ciel, des divinités, et des mortels. Et fondamentalement, habiter dans ce monde signifie donner poétiquement naissance au monde lui-même. Heidegger déclare aussi fameusement : « le monde crée le monde » (PLT, 44).

Dans la suite à cet essai, nous explorerons le système cosmologique nonuple qui émergea des esprits de nos ancêtres lorsqu’ils habitaient poétiquement ce monde quadruple.

Notes

Comparez le vieux-haut-allemand weralt, et le vieux-norrois verǫld. La source commune est le proto-germanique *wira-alđiz.

2. Cela ne conduit pas à l’affirmation relativiste postmoderne selon laquelle il n’y aurait pas de vérité ou pas de réalité, seulement des interprétations. Certaines interprétations sont meilleures, plus plausibles, et plus rationnelles que d’autres, au vu des preuves disponibles.

3. La phénoménologie (littéralement, l’étude ou la science des phénomènes) est un mouvement philosophique fondé par Edmund Husserl (1859-1938), le maître de Martin Heidegger. Elle tente de décrire les traits fondamentaux de l’expérience. La phénoménologie ne traite pas du contenu concret de l’expérience (chiens, rochers, étoiles, etc. – qui sont étudiés par les autres sciences), mais décrit plutôt la manière dont les objets sont donnés à la conscience. Ainsi, toute tentative de décrire la manière dont le monde, ou des aspects du monde, nous apparaît (ou apparaissait à nos ancêtres) est un exercice de description phénoménologique.

4. Martin Heidegger, Poetry, Language, Thought [3], traduit [en anglais] par Albert Hofstadter (New York: Harper and Row, 1971), 146. (à partir de maintenant cité et indiqué dans le corps du texte par PLT).

5. J’adopte la pratique de certaines traductions anglaises de Heidegger d’écrire le mot Etre avec une majuscule, afin de le distinguer d’un être, ou d’êtres. Un être (toute chose qui est) est une chose qui a l’Etre. La distinction entre Etre et êtres, qui est absolument fondamentale, est nommée par Heidegger « la différence ontologique ». Voir mon essai « Heidegger : une introduction pour les antimodernistes [7]».

6. Heidegger écrit : « Les divinités sont les messagers du divin. De l’empire sacré du divin, le dieu apparaît dans sa présence ou se retire dans sa dissimulation. Quand nous parlons des divinités, nous pensons déjà aux trois autres avec elles, mais nous n’accordons aucune pensée à la simple unité des quatre » (PLT, 150).

7. Les lecteurs peuvent se demander pourquoi j’ai substitué un mot grec à un mot vieux-norrois, spécialement parce que ceci est un essai sur la théologie néo-païenne germanique. La raison est simple, et pratique. Ódhr ne signifie absolument rien pour des oreilles et des yeux anglophones. Mais ekstasis est immédiatement reconnaissable comme le mot-source pour « extase » et « extatique ». Les explications érudites sur Ódhr l’identifient très souvent à  « l’expérience extatique ». Une partie de mon approche pour comprendre les idées mythiques, magiques, et philosophiques germaniques est de les exposer dans un vocabulaire différent. En effet, la compréhension de toute idée difficile implique de l’exprimer de manières nouvelles et  différentes.

8. Ce sont la poésie et le mythe qui sont primordiaux ici, comme je le dirai dans un moment, bien que la philosophie et la science créent aussi un monde. Mais en fin de compte la philosophie et la science deviennent mythiques, érigeant de nouvelles formes dans lesquelles l’Etre se révèle à nous. Très souvent dans la période moderne, ces formes dissimulent plus qu’elles ne révèlent.

9. Je comprends que la plupart des lecteurs s’attendaient à ce que j’utilise un exemple de versification scaldique. J’ai choisi un haïku seulement parce que c’est une forme extrêmement simple, et je souhaite exprimer mon idée de la manière la plus simple possible.

10. Italiques dans l’original. Dans l’original du texte de Rilke, la première phrase de la citation est dans son allemand natif. La seconde phrase est en français.