Paganisme sans dieux :
Alain de Benoist et Comment peut-on être païen ?

[1]7,186 words

1. Introduction

Le livre d’Alain de Benoist Comment peut-on être païen ?[1], comme son titre le suggère, est un appel pour un retour au paganisme. Beaucoup plus exactement, c’est un appel pour un nouveau paganisme. « Paganisme » est un terme inventé par les chrétiens pour désigner les  religions qu’ils souhaitaient supplanter. Le « néo-paganisme » est la tentative pour revenir à ces religions préchrétiennes indigènes. Bien que logiquement le néo-paganisme pourrait être le retour à n’importe quelle religion préchrétienne, comme les religions indigènes des Amériques et du Proche-Orient, le néo-paganisme est en fait presque exclusivement un  phénomène européen, ce qui signifie une tentative par les gens d’ascendance européenne, partout où ils peuvent se trouver, pour revenir à la religion de leurs ancêtres.

Les néo-païens ont généré une vaste littérature, de la plus érudite à la plus excentrique, généralement centrée sur l’histoire, de la mythologie comparative, et des questions culturelles. Mais jusqu’à maintenant les païens ont évité les questions philosophiques et théologiques que leur projet soulève : que cela signifie-t-il de croire aux dieux ? Est-il même possible de retrouver le genre de croyance que nos ancêtres avaient ? Quelles sont les différences fondamentales entre monothéisme et polythéisme ? De quelles manières les néo-païens modernes puisent-ils involontairement dans des paradigmes monothéistes et même spécifiquement bibliques pour reconstituer le paganisme ? De quelles manières, si cela est possible, la rencontre avec la tradition biblique a-t-elle été positive, et quelle partie de cette rencontre les néo-païens pourraient-ils vouloir préserver, même s’ils cherchent à aller plus loin ? Bref, ce dont le néo-paganisme semble désespérément avoir besoin, c’est d’une théologie.

Comment peut-on être païen ? traite précisément de telles questions et est encore la chose qui se rapproche le plus d’une théologie païenne. Inévitablement, si ses vertus sont grandes, ses défauts sont grands aussi. Mais le livre est tellement rempli d’idées brillantes que l’on a tendance à passer à coté de ses défauts. Il faut noter que la philosophie de Benoist a évolué depuis que Comment peut-on être païen ? a été publié pour la première fois.  Dans ma conclusion, je discuterai certaines des manières dont Benoist a modifié sa position. Cependant, pendant la plus grande partie de cet essai, j’examinerai Comment peut-on être païen ? pour lui-même, comme un livre indépendant.

Benoist développe sa vision du paganisme en l’opposant systématiquement au monothéisme biblique :

Quoi que certains puissent prétendre, ce n’est pas le « polythéisme » qui est une « vieillerie », mais le monothéisme judéo-chrétien qui est mis en question, qui craque de toutes parts, tandis que sous des formes souvent maladroites, parfois aberrantes, généralement inconscientes, le paganisme manifeste à nouveau son attraction[2].

Une grande partie du livre consiste en une polémique contre le monothéisme biblique. En fait, cette polémique est si pénétrante que Comment peut-on être païen ? serait précieux à cause de cela seulement, indépendamment des remarques positives que Benoist fait concernant le paganisme.

Benoist voit le monothéisme biblique comme intrinsèquement dualiste, au sens où il établit une nette division entre Dieu et le monde. D’après la théologie chrétienne orthodoxe (c.-à.-d. non mystique), Dieu transcende entièrement le monde et ne dépend en aucune façon de la création. Par contre, le paganisme soutient que le divin est présent dans le monde, bien que non immanent dans toutes les choses, comme les panthéistes l’affirmeraient. Les païens trouvent le sacré sur terre, mais en conséquence de sa séparation rigide de Dieu et du monde, le monothéisme rend le monde entier profane. Dieu a donné à l’homme la domination de la terre, affirment les monothéistes, et l’homme peut en faire ce qu’il lui plaît.

Le dualisme, cependant, se révèle être le germe de destruction au cœur du monothéisme. Puisque le Dieu transcendant est au-delà de l’expérience, son existence doit d’une façon ou d’une autre être inférée logiquement. Mais les arguments en faveur de l’existence de Dieu peuvent tous être réfutés en utilisant la même logique : plus de deux mille ans de théologie philosophique n’ont pas produit un seul argument sain prouvant l’existence du Dieu unique. Reconnaissant cela, les athées rejettent Dieu et élèvent en fait la logique elle-même au trône des cieux (« notre Dieu Logos » de Freud). Ensuite ils se tournent vers le monde. Contestent-ils la profanation de la terre par le monothéisme, ou l’idée que l’homme peut faire de la terre ce qu’il en veut ? Non. Au contraire, ils acceptent ces principes puis commencent à travailler sur le monde en utilisant la logique, sous la forme du rationalisme scientifique, pour le refaire d’après leurs conceptions. Au monothéisme biblique ils empruntent aussi une vision typiquement linéaire de l’histoire, qui considère que le temps se déplace vers un état final de perfection. Ainsi naquit l’idéal humaniste laïc du « progrès », incluant toutes les horreurs de l’impérialisme, du colonialisme, et des expériences sociales totalitaires qui ont tourmenté une grande partie du monde depuis les Lumières.

Certaines de ces remarques ont été faites par d’autres auteurs, mais je ne connais pas de meilleure synthèse et de meilleur développement que le livre de Benoist. Aux critiques précédentes du monothéisme, j’ajouterais ce qui suit : avec l’idéal du progrès vient habituellement une image prométhéenne de l’homme comme étant un être divin. L’humanisme athée, le fils bâtard du monothéisme, exalte l’homme comme étant la mesure de toutes choses et glorifie sa capacité à transcender la nature, et même sa propre nature, et à imposer son idéal à tout. Je dirais que ce principe est central dans le modernisme et qu’il est fondamentalement en opposition avec la vision-du-monde païenne. De manière surprenante, pourtant, Benoist approuve avec force cet humanisme radical et affirme en fait que c’est l’essence de l’identité païenne. C’est là que se trouve le grave problème avec sa vision du paganisme.

2. Un paganisme nietzscheen ?

L’approche de Benoist dans Comment peut-on être païen ? est, du début à la fin, nietzschéenne. Il ne fait aucune tentative pour le dissimuler : Nietzsche est cité à de nombreuses reprises dans tout le livre. En fait, un commentaire peu charitable sur la position de Benoist dans cet ouvrage serait de dire que c’est un humanisme nietzschéen déguisé en paganisme. Ce serait en effet peu charitable, étant donné l’abondance d’idées profondes dans le livre, mais ce n’est pas totalement inexact.

Benoist cite un long passage extrait du Gai savoir de Nietzsche, intitulé « Le plus grand avantage du polythéisme » :

Il n’y avait alors qu’une norme : l’homme, et chaque peuple croyait en posséder la forme unique et dernière. Mais au-dessus de soi, à l’extérieur, dans un lointain au-delà, il était permis d’imaginer une pluralité de normes : tel dieu déterminé n’était pas la négation ni le blasphématoire de tel autre dieu ! C’était là que, pour la première fois, on honorait le droit des individus. L’invention de dieux, de héros, de toutes sortes d’êtres surhumains, en marge ou au-dessous de l’humain, de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de diables, constituait l’inestimable prélude à la justification des aspirations du moi et de la souveraineté de l’individu : la liberté que l’on reconnaissait à tel dieu contre d’autres dieux, on finissait par se l’accorder à soi-même contre les lois, les mœurs et contre ses voisins. En revanche le monothéisme, cette conséquence rigide de la doctrine d’un homme normal unique – donc la croyance en un dieu normal, après lequel il n’existe que des divinités fallacieuses et mensongères –, constituait peut-être le plus grand danger auquel l’humanité avait fait face jusqu’alors[3].

Ce passage contient une bonne partie de l’inspiration de Comment peut-on être païen ? D’abord, il y a la thèse que le paganisme est radicalement centré sur l’homme. Par cela je ne veux pas dire l’affirmation que le paganisme serait particulièrement propice à l’épanouissement humain, une proposition en faveur de laquelle de bons arguments ont été exposés ailleurs. Je veux plutôt dire quelque chose de beaucoup plus radical : l’idée que l’humain sert de standard suprême concernant la manière dont le monde est mesuré et les dieux créés. Ce dernier point est le second point majeur dans le passage qui semble avoir influencé Benoist : l’affirmation que les dieux et d’autres êtres des mythes païens seraient une invention. De plus, la seule justification pour croire en ces inventions est une sorte d’utilité : la croyance en elles conduit à la « justification des aspirations du moi et de la souveraineté de l’individu ».

L’influence de Nietzsche sur Benoist est, je crois, à la fois positive et négative. Benoist critique à juste titre les néo-païens contemporains qui croient naïvement que nous pouvons simplement sauter plus de mille ans de christianisme et « revenir » aux croyances de nos ancêtres. Il écrit : « L’après-christianisme ne peut être retour ad integrum, ne peut être la simple ‘restitution’ de ce qui a été. … Un nouveau paganisme doit être véritablement nouveau. Dépasser le christianisme exige à la fois de réactualiser son ‘avant’ et de s’approprier son ‘après’ ». En d’autres mots, les prétendus païens d’aujourd’hui doivent se boucher le nez et se demander si l’humanité et le monde n’ont pas appris quelque chose par la rencontre avec le christianisme.

Benoist continue : « C’est [à l’occasion de sa conversion au christianisme] que l’homme européen a pu acquérir la claire conscience qu’il n’appartient pas spécifiquement à la ‘nature’ – qu’il possède une ‘sur-nature’ constitutive, et qu’il peut en acquérir une autre en passant de l’humain au surhumain ». Bref, si je le comprends correctement, Benoist affirme que par le christianisme les hommes ont eu la révélation que leur être transcende ce qui est simplement naturel, et qu’il est possible pour la nature humaine de devenir en quelque sorte « divinisée ». Je suppose que ce dernier message leur fut transmis par la figure du Christ. Certainement, les mystiques allemands sont remplis de l’idée que l’Incarnation n’est pas un événement unique, mais quelque chose qui peut survenir dans chaque âme humaine. Cependant, remarque Benoist, l’Eglise érigea des barrières terrifiantes pour empêcher les individus de réaliser cette « vérité intérieure » du christianisme. Le nouveau paganisme, souligne Benoist, doit être un paganisme qui s’est approprié les vérités sur l’homme qui ont été gagnées par la rencontre avec le christianisme : en particulier la thèse que l’homme est un être surnaturel dont la dignité consiste en son autonomie et sa capacité à l’autocréation. Benoist conclut ce passage en affirmant spectaculairement que « Le paganisme de l’avenir sera un paganisme faustien »[4].

Dans ce qui précède, Benoist est largement en accord avec Nietzsche. Dans Le crépuscule des idoles, dans un passage intitulé « A dire à l’oreille des conservateurs », Nietzsche écrit : « Ce qu’on ne savait pas autrefois, ce qu’on sait aujourd’hui, ce qu’on pourrait savoir – c’est qu’une formation en arrière, une régression, en un sens quelconque, à quelque degré que ce soit, n’est pas du tout possible »[5]. Il est impossible de « revenir en arrière ». Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche présente un portrait de nos ancêtres préchrétiens, dont il parle comme étant le type du « maître ». Leur système de valeurs est un système naturel : force, santé, et courage sont célébrés, alors que la faiblesse, la débilité et la couardise sont méprisées. Si Nietzsche admire clairement les maîtres, il ne croit pas que nous puissions revenir en arrière pour être comme eux. Les maîtres d’origine étaient naïfs, des proies faciles pour les pourvoyeurs de la « moralité d’esclaves » qui inversèrent leurs valeurs et les transformèrent en champions des faibles – des champions remplis de culpabilité. Par cette rencontre avec la morale des esclaves, aussi terrible que cette rencontre ait pu être, la race humaine sortit de son enfance et au moins quelques-uns de ses membres sont maintenant capables de regarder sans illusions le phénomène des valeurs lui-même, et de connaître les vraies sources d’où proviennent les vraies valeurs. Ce sont, bien sûr, les Übermenschen ou surhommes. Nietzsche nous défend de repartir en arrière, et nous exhorte à aller de l’avant et à ouvrir la voie à la naissance d’humains qui sont en réalité, pour utiliser le terme de Benoist, des surhumains.

Autant que je puisse le voir, la seule différence significative entre les visions de Benoist et de Nietzsche est que Benoist choisit d’appeler les surhommes « les nouveaux païens ». Mais les désigner de cette façon semble, au mieux, une demi-vérité. Les surhommes de Nietzsche possèdent certaines caractéristiques en commun avec leurs ancêtres païens et « maîtres » (telles qu’une attitude héroïque devant la vie). Mais dans la dialectique de Nietzsche, le surhomme représente une étape dans l’évolution humaine, qualitativement différente de celle des maîtres. Cette différence qualitative se concentre sur l’abandon par le surhomme des illusions de toutes sortes, incluant les illusions religieuses (et Nietzsche considère que toute religion est illusoire). Si les « païens » de Benoist sont essentiellement identiques aux surhommes de Nietzsche, alors ce que Benoist nous propose est un paganisme non-religieux, un paganisme sans dieux. Et ceci entraîne une question évidente : pourquoi Benoist utilise-t-il même le terme « paganisme » ? Essentiellement, ce que Benoist nous présente est un humanisme athée qui se réapproprie certaines des attitudes et des valeurs des anciens païens, mais qui évite leur religion. En exposant cet humanisme, Benoist fait de nombreuses remarques qui sont vraiment brillantes. Mais je ne puis appeler cela du paganisme.

3. Les dieux & le Bien

Examinons de plus près le traitement des aspects religieux du paganisme par Benoist, en particulier son traitement des dieux. Soit dit au passage, je trouve étrange d’utiliser un terme comme « l’aspect religieux » du paganisme parce que pour les païens il n’y avait pas de domaine « laïc » : leur orientation vers le divin structurait tous les aspects de leurs vies. L’une des difficultés avec la vision du paganisme de Benoist – peut-être la difficulté majeure – est son affirmation tacite que nous pouvons avoir les vertus et l’« idéologie » du paganisme sans avoir les dieux.

Benoist écrit à un endroit que « s’il y a une différence de niveau entre les dieux et les hommes, il n’y a pas de différence radicale de nature. Les dieux sont faits à l’image des hommes »[6]. Cependant, il est certainement vrai de dire qu’en règle générale les gens imaginent leurs dieux sous une forme humaine, avec des émotions humaines, mais cela ne signifie pas forcément qu’ils fabriquent leurs dieux. L’expérience des dieux dans le polythéisme était universellement concrétisée sous la forme de caractéristiques humaines ou animales, ce qui rendait les dieux accessibles à tous. Mais il y a des niveaux dans toute religion, et atteindre les plus hauts niveaux implique habituellement la compréhension que l’iconographie des dieux et les descriptions de leurs actions ne doivent pas forcément être prises à la lettre. Le fait que nous ayons anthropomorphisé nos dieux ne signifie pas que nous les ayons inventés.

On pourrait être porté à croire que j’ai peut-être lu Benoist d’une manière trop littérale, mais à un autre endroit il dit très clairement qu’il pense que les dieux sont des inventions humaines : « ‘Créateur’ de la nature, l’homme est également créateur de dieux. Il participe de Dieu chaque fois qu’il se dépasse, chaque fois qu’il atteint aux limites du meilleur et du plus fort de lui-même »[7]. C’est du « paganisme » à travers l’idéalisme de Fichte, Hegel, ou  Feuerbach, au choix : il n’y a pas de divin indépendant de l’homme ; l’homme « réalise » le divin dans le monde chaque fois qu’il se dépasse lui-même.

De même que les hégéliens soulignaient (d’une manière pas très convaincante) que leur maître ne voulait pas transformer l’homme en Dieu, Benoist souligne qu’il ne s’agit pas, dans le paganisme, de mettre l’homme ‘à la place de Dieu’. … L’homme n’est pas Dieu, mais il peut participer de Dieu, tout comme Dieu peut participer de lui »[8]. Mais étant donné que dans la philosophie de Benoist « Dieu » a le statut d’une sorte d’idéal régulateur, et non d’une réalité objective, un tel langage est trompeur. Beaucoup plus tôt dans le livre, il écrit :

…il n’y a pas besoin de ‘croire’ en Jupiter ou en Wotan – ce qui n’est toutefois pas plus ridicule que de croire en Iahvé – pour être païen. Le paganisme aujourd’hui ne consiste pas à dresser des autels à Apollon ou à ressusciter le culte d’Odin. Il implique par contre de rechercher, derrière la religion, et selon une démarche désormais classique, ‘l’outillage mental’ dont elle est le produit, à quel univers intérieur elle renvoie, quelle forme d’appréhension du monde elle dénote. Bref, il implique de considérer les dieux comme des ‘centres de valeurs’ (H. Richard Niebuhr), et les croyances dont ils font l’objet comme des systèmes de valeurs : les dieux et les croyances passent, mais les valeurs demeurent[9].

Ce que Benoist semble dire ici, c’est que les dieux représentent des valeurs fondamentales : croire aux dieux, c’est « enchâsser » ces valeurs. Benoist cherche à faire revivre ces valeurs païennes, mais leur incarnation en « dieux » n’est pas une chose à laquelle nous devons forcément croire.

En mettant de coté la question de savoir si cela est une compréhension correcte des divinités païennes, la discussion des valeurs païennes par Benoist est problématique étant donné son traitement nietzschéen des valeurs en tant que telles. A plusieurs reprises, Benoist avance l’opposition typiquement nietzschéenne à l’idée de valeur « objective ». Il écrit : « L’éthique est une donnée fondamentale dans le paganisme, mais il n’y a pas de moralisation universelle. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de valeurs dans le monde autres que celles résultant de nos initiatives et de nos interprétations ». Il fait suivre immédiatement par une ligne de Nietzsche : « Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a que des interprétations morales des phénomènes »[10].

Mais l’affirmation d’un relativisme moral (ou ce qui semble être un relativisme moral) par Benoist est tout aussi problématique que celle de Nietzsche. L’idée que la croyance en une vérité morale objective engage forcément quelqu’un à croire en des « objets » moraux (comme les formes de Platon) est trompeuse. S’il n’existe pas de choses morales, seulement des « interprétations » morales des choses, peut-il y avoir des raisons de préférer certaines interprétations à d’autres ? Benoist écrit certainement comme s’il pensait que le paganisme est objectivement meilleur que le monothéisme. Il présente quelque deux cent pages d’arguments à l’appui de ce jugement de valeur, pour (apparemment) nous convaincre que cela est vrai. Cela ne constitue-t-il pas une sorte de moralisation universelle ? On rencontre la même difficulté chez Nietzsche : il affirme une position « perspectiviste » concernant les valeurs, mais écrit ensuite comme si la moralité des maîtres était vraiment supérieure à la moralité des esclaves. A un autre endroit, il établit la « volonté de puissance » comme un standard absolu de valeur : tout ce qui favorise la volonté de puissance est bon, etc.

Encore une fois, tout comme chez Nietzsche, l’engagement de Benoist en faveur du relativisme moral découle de son engagement en faveur d’un relativisme général concernant la vérité en tant que telle. A la fin du livre il écrit que se revendiquer du paganisme « n’implique plus de rechercher une ‘vérité’ objective extérieure au monde, mais d’en créer une volontairement à partir d’un nouveau système de valeurs » [11]. Mais qu’est-ce que cela peut signifier ? Je comprends ce que signifie découvrir la vérité. Par exemple, en lisant Benoist, j’ai découvert que les Grecs avaient érigé un temple au « dieu inconnu ». Je n’avais jamais entendu parler de cela avant. Peu après avoir lu cela, j’ai ouvert un e-mail qui semblait être une communication personnelle, et j’ai alors découvert qu’en fait c’était un spam. Je confesse cependant que je n’avais aucune idée de ce que cela signifie de créer la vérité. Ici encore, on rencontre le même problème chez Nietzsche. Benoist et Nietzsche veulent-ils dire que nous finissons simplement par « fabriquer » la vérité, et qu’ensuite nous décidons de croire en elle ? Je ne peux parvenir à croire que c’est ce qu’ils veulent dire.

Les deux hommes ont entièrement raison de rejeter l’idée qu’il n’existe qu’une vérité se trouvant « à l’extérieur » du monde. Cependant, inférer de cela que la vérité est entièrement subjective et laissée aux caprices d’individus ou de groupes, est un énorme illogisme. Là se trouve le problème-clé avec l’approche de Benoist concernant la vérité et les valeurs : il a simplement accepté la prémisse du monothéisme, selon laquelle le seul standard d’objectivité devrait se trouver à l’extérieur du monde. Rejetant l’idée qu’il existe un tel standard transcendant, il en tire la conclusion que l’objectivité est donc impossible. C’est un trait récurrent parmi les intellectuels français ; on le trouve, par exemple, chez Jean-Paul Sartre.

Je me souviens qu’il y a plusieurs années, j’avais assisté à une conférence d’un historien distingué, qui parlait du problème de l’interprétation dans l’histoire. En particulier, il s’opposait à l’affirmation subjectiviste selon laquelle il n’y aurait pas de vérité en histoire, seulement des interprétations, et que des interprétations différentes seraient également valables. Il dit : « Dans des années, des historiens discuteront encore des motivations de l’Allemagne dans l’invasion de la Pologne. Les interprétations contradictoires abonderont. Mais j’en connais une qui ne sera jamais avancée : personne ne dira jamais que la Pologne a envahi l’Allemagne ». Il y a des limites à l’« interprétation ». La validité des théories et des interprétations dépend toujours des preuves, et de considérations comme la cohérence, le caractère complet, et le pouvoir d’explication. Ces standards ne sont pas la propriété d’une culture ou d’une période historique particulières ; aucune déité transcendante ne les a décrétés, ni aucun homme, mais ils nous régissent cependant. Nous savons cela, parce que toutes les tentatives pour les contester finissent par faire involontairement appel à eux.

On objectera cependant que la vérité concernant l’identité d’un envahisseur est très différente de la vérité concernant les valeurs morales ou religieuses. La première peut être évaluée sur la base des preuves, les secondes ne le peuvent pas. Mais une telle attitude emprunte à nouveau à l’un des produits les plus pernicieux du monothéisme : l’idée que tous les standards de valeur se trouvent à l’extérieur du monde, et que la connaissance que nous avons de ce monde est donc sans valeur. Puisque la plupart des Occidentaux modernes ne croient plus en des sources de valeur extérieures au monde, toutes les affirmations de valeur sont donc déclarées « non-scientifiques » et subjectives. Mais peut-il y avoir des sources de valeur objectives dans le monde ? Et ne serait-ce pas cela, une voie véritablement païenne pour approcher la question des valeurs ?

En formulant sa théorie des valeurs païennes, Benoist aurait dû se tourner non vers Nietzsche mais vers Aristote, qui était un véritable païen. Chez Aristote, la base objective des valeurs est l’épanouissement humain (eudaimonia). L’éthique aristotélicienne fait l’affirmation simple et irréfutable qu’avec le temps nous avons découvert que certains comportements et modes de vie tendent à être favorables à la survie et au bonheur humains, alors que d’autres ne le sont pas. Le fondement de certaines de ces affirmations peut être purement biologique et psychologique, alors que le fondement de certaines autres concerne la dynamique des relations interpersonnelles. Par exemple, Aristote suggère dans le Livre I de L’éthique à Nicomaque que c’est une chose risquée de fonder sa vie sur la recherche de l’approbation des autres, car cela nous rend trop dépendants d’eux et trop vulnérables à leur jugement, si ces autres retirent leur approbation. Bref, l’indépendance est désirable. En général, concernant ce qui est bon pour les êtres humains, Aristote fait des affirmations qui sont universellement valables – mais à aucun moment il ne fait appel au genre de standard transcendant auquel Benoist pense qu’il faut faire appel pour que des affirmations de valeur soient rendues objectives.

Le relativisme de Benoist n’est pas seulement un trait de son nouveau paganisme nietzschéen : il affirme que c’était aussi le point de vue des anciens païens. Benoist cite Ernest Renan : « Les peuples indo-européens, avant leur conversion aux idées sémitiques, n’ayant  jamais pris leur religion comme la vérité absolue, mais comme une sorte d’héritage de famille ou de caste, devaient rester étrangers à l’intolérance et au prosélytisme »[12].

En laissant de coté la signification de la « vérité absolue », dont une discussion ne pourrait que nous enliser inutilement, que fait Benoist du phénomène de syncrétisme pratiqué par les Indo-Européens ? Dans sa Guerre des Gaules, César identifie les déités germaniques à ses propres dieux romains (par ex. Odin ou Wotan est identifié à Mercure). Les Grecs virent leurs dieux dans le panthéon hindou quand, conduits par Alexandre le Grand, ils entrèrent en Inde en 327 av. J.C. Les Indo-Européens ne limitèrent pas cette procédure à leurs propres peuples. En Egypte, les Grecs identifièrent Thot à Hermès, Imhotep à Asclépios, et Amon à Zeus.

Qu’est-ce que cela révèle sur l’attitude des Indo-Européens, et des païens en général, envers leurs religions, et les religions des autres ? Je pense que cela montre clairement qu’ils pensaient que toutes les religions polythéistes s’inspiraient d’une mystérieuse source commune. Des peuples différents ont donné des noms différents à leurs divinités. Ils ont aussi mis l’accent sur certaines déités, et sur certains aspects de déités, au détriment d’autres. Mais sous ces différences de surface se trouve une identité fondamentale. Quand les païens ne pouvaient pas trouver un homologue à un dieu de leur propre panthéon, ils l’adoptaient simplement (par ex. le culte romain de Mithra). Ceci indique une ouverture à l’idée que d’autres peuples avaient vu des aspects de la divinité qu’eux-mêmes n’avaient pas vus. Derrière cela se trouve la supposition fondamentale qu’il existe une vérité religieuse commune, que tous les peuples la recherchent, et que tous en ont vu certains aspects.

En somme, le relativisme de Benoist concernant la vérité et les valeurs semble être tout à fait étranger au paganisme. Il ne peut pas non plus esquiver ce problème en soulignant que le relativisme, bien que n’étant pas un trait de l’ancien paganisme, serait une composante désirable du nouveau paganisme. Ces difficultés philosophiques avec cette position sont très graves, et probablement insurmontables.

4. Reflexions finales

Ayant maintenant écrit tant de choses critiques envers le néo-paganisme nietzschéen de Benoist, je vais peut-être surprendre les lecteurs en disant que je sympathise avec lui sur de nombreux points. Je dois reconnaître avec Benoist et Nietzsche que nous ne pouvons pas revenir en arrière.

J’écris ces mots alors que je suis dans un Starbucks Coffee. La devanture du magasin consiste en une grande fenêtre, et à travers elle je peux voir en un seul coup d’œil une Pharmacie CVS, un Burger King, un Sizzler, un GNC, et un océan de voitures garées partout, incluant la mienne. Dans cet environnement, il semble absurde de penser à des choses telles que des dieux et des nains, des esprits du lieu, des géants, des ponts arc-en-ciel, et des anneaux de pouvoir. Il semble aussi absurde de penser à des choses comme des héros, et aux vertus d’honneur, de noblesse, et de pureté de cœur. Quand je suis dehors dans la nature et loin de la civilisation moderne, tout cela semble beaucoup moins absurde, même les ponts arc-en-ciel, et j’ai l’impression de comprendre – au moins un peu – pourquoi mes ancêtres avaient les croyances qu’ils avaient. Mais comme la plupart des gens, je suis rarement dehors dans la nature, et je suis absolument attaché aux conforts de la civilisation moderne.

J’ai commencé par penser, avec Benoist, que si le christianisme doit être remplacé par quelque chose d’autre, cela ne peut pas être un retour intégral à l’ancienne religion. En fait, je crois à quelque chose de plus fort que cela : je crois qu’il doit y avoir, en quelque sorte, une sorte de rupture avec le passé. Le polythéisme et le monothéisme de notre passé sont tous deux moribonds, et ont peu à dire concernant notre vie présente. Et nous ne pouvons vivre que dans le présent. Je ne dis pas que nous devrions ignorer le passé. Je reconnais avec Benoist que nous devons comprendre notre situation historique, et je tire aussi beaucoup de plaisir et d’inspiration de l’étude des croyances du passé.

Si quelque chose a effectivement été perdue par l’expérience chrétienne – une vérité que nos ancêtres possédaient –, je crois que la seule manière de la retrouver est de nous ouvrir, d’une manière très particulière, à ce qui pourrait apparaître pour remplir le vide religieux qui est en nous. Nous ne savons pas ce que cela sera, et là-dessus il vaut mieux avoir aussi peu de suppositions que possible. Pour ma part, je crois que le paganisme du passé était fondé sur une authentique expérience religieuse d’une réalité qui existe « dans le monde », mais qui n’est pas une invention humaine. Appelez cela le surnaturel, appelez cela le numineux, appelez cela les dieux, peu importe. C’est la différence fondamentale entre mon idée du paganisme et celle de Benoist. Ce dernier a dit à un autre endroit : « Je n’ai personnellement eu aucune expérience du divin (je suis le contraire d’un mystique). … Je ne me rattache à aucune religion et ne ressens le besoin de me rattacher à aucune. … Dans l’univers du paganisme, je ne suis pas un croyant, mais un familier. J’y trouve plaisir et réconfort, non pas révélation »[13]. Il croit, si je le comprends bien, qu’il n’existe rien « par ici » à rencontrer si nous parvenions à nous ouvrir, alors que je crois vraiment qu’il existe quelque chose par ici. Sa position est fondamentalement athée ; la mienne théiste[14].

Comment parvenir à cette ouverture ? Laissez-moi répondre à cela en indiquant tout d’abord ce qui entrave l’ouverture ou la rend impossible. La mort de l’ouverture, c’est l’anthropocentrisme prométhéen qui caractérise l’homme moderne – l’anthropocentrisme même qui est l’essence du nouveau paganisme de Benoist. Exalter l’homme comme la plus haute chose de l’univers, déclarer que l’homme est la mesure de toutes choses, soutenir que les dieux, la vérité, le bien, et en fait la réalité elle-même sont de son invention, c’est en fait nous fermer à l’immense cosmos, non-humain, qui nous a donné naissance, qui nous abrite, et qui est ici pour nous instruire si nous parvenons à ravaler notre fierté et si nous l’écoutons.

La position que je défends implique un certain type de foi et d’attente. La foi qu’il y ait quelque chose « par ici » qui corresponde, d’une certaine manière, à ce que nos ancêtres appelaient l’expérience des dieux, et l’espérance que si nous réussissons à modifier notre façon d’être, ce quelque chose entrera à nouveau dans nos vies. Mais comment modifier notre façon d’être ? Et en quoi consiste l’ouverture dont j’ai parlé plus haut ? D’abord, l’altération dont je parlais consiste en un retour vers une tradition antérieure. Si je suis sceptique concernant notre capacité à faire revivre les anciennes traditions, j’ai bon espoir que nous pouvons faire revivre ou retrouver la manière d’être qui leur donna naissance. Benoist se rapproche de cela quand il souligne que le paganisme contemporain n’a pas besoin d’impliquer, par exemple, le culte d’Odin, mais qu’il implique « de regarder derrière la religion et … rechercher ‘l’outillage mental’ qui l’a produite, l’univers intérieur qu’elle reflète, et comment le monde qu’elle décrit est appréhendé ».

Dans ce que j’ai dit jusqu’ici, certains lecteurs ont peut-être détecté l’influence de Heidegger. Si le mouvement néo-païen doit s’allier avec un philosophe, je crois que ce devrait être Heidegger, et non Nietzsche. D’après Heidegger, les modernes considèrent essentiellement la terre et tout ce qu’elle porte comme de la matière première à transformer pour satisfaire leurs désirs et se conformer à leurs idéaux. Le résultat est que « sur la terre, sur toute sa surface, se produit un obscurcissement du monde. Les événements essentiels de cet obscurcissement sont : la fuite des dieux, la destruction de la terre, la réduction des êtres humains à une masse, la prépondérance du médiocre »[15].

A l’attitude moderne, Heidegger oppose une manière d’être plus ancienne : Gelassenheit. Les traducteurs de Heidegger traduisent généralement cela par « laisser être ». Gelassenheit est un terme que Heidegger emprunte au mysticisme allemand, dans lequel il est utilisé pour exprimer une attitude d’abandon au monde et à Dieu, pour que Dieu puisse entrer dans l’âme. C’est la négation de l’égoïsme, qui implique une attitude agressive et manipulatrice envers Dieu et le monde : soulignant qu’ils doivent servir nos intérêts, se conformer à nos désirs, et en général être seulement ce que nous faisons d’eux. Dans son éthique, Kant proclame que nous devons « agir en sorte que nous traitions l’humanité, en nous-mêmes ou dans un autre, toujours comme une fin-en-soi et jamais comme un moyen seulement ». La Gelassenheit peut être vue comme une extension de cela à tous les êtres : en un certain sens nous devons regarder tous les êtres (naturels) comme des fins-en-soi, et jamais les traiter simplement comme des moyens.

Le sens de Gelassenheit est difficile à exprimer. La meilleure expression de ce que Heidegger veut dire est peut-être le concept de « wu weï » dans le Tao-te-King de Lao-Tseu[16]. Wu wei est souvent traduit par « non-action ». Lao-Tseu écrit : « Le sage est voué à la non-action » [17]. Mais cela ne signifie pas littéralement ne rien faire. Cela signifie une approche de la vie dans le monde qui ne soit pas un arraisonnement ou un contrôle. Cela signifie apprendre la nature des choses afin d’utiliser sans détruire. Cela signifie aller avec le courant, plutôt que contre lui. Cela signifie l’ouverture aux choses elles-mêmes, au lieu de les voir simplement selon nos propres souhaits ou théories. Examinons les deux passages suivants du Tao-te-King :

Qui cherche à façonner le monde,
Je vois, n’y réussira pas.

Le monde est un vase spirituel
Et ne peut pas être façonné.

Qui le façonne le détruira.
Qui le saisit le perdra.[18]

Et :

Qui agit échoue.
Qui retient perd.
Par conséquent le Sage
N’agit pas
[Wu wei]
Et ainsi n’échoue pas,
Ne retient rien
Et donc ne perd rien.[19]

Benoist conteste la conception populaire, rousseauiste, du paganisme, qui voit un retour au paganisme comme un « retour à la nature ». Benoist affirme, à juste titre, que l’être humain est davantage qu’un simple être naturel, que l’homme se trouve en un certain sens en-dehors de la nature. Se référant à l’idée des trois « fonctions » indo-européennes de l’historien Georges Dumézil, il remarque astucieusement que l’idée « naturaliste » du paganisme est, au mieux, un paganisme de la « troisième fonction » vu à travers la lunette du romantisme des XVIIIe et XIXe siècles. Mais lorsqu’il tente de formuler ce qu’est la dimension surnaturelle de l’être humain, Benoist retombe dans sa vision faustienne : l’homme est l’être qui tente d’imprimer sa volonté à toute la nature ! Il cite les idées de Nietzsche et remarque, sur un ton approbateur, que Nietzsche nous dit que « l’homme ne peut pleinement dominer la terre que s’il peut pleinement se dominer »[20].

Heidegger aussi pensait que l’homme a un pied en-dehors de la nature. Il pensait, cependant, que cela ne consiste pas en notre aptitude à nier la nature et à la refaçonner, mais plutôt en notre aptitude à laisser les choses être, et à laisser la vérité être. La vérité, pour Heidegger, n’est pas quelque chose d’écrit, mais plutôt un événement : un dévoilement de la manière dont les choses sont (et non pas une « création », comme pour Nietzsche et Benoist). La nature humaine consiste à être cet être qui dévoile la vérité.

Dans un entretien avec Benoist publié une décennie après la parution de l’édition française d’origine de Comment peut-on être païen ?, l’interviewer, Charles Champetier, dit : « Le ton de Comment peut-on être païen ? était assez nietzschéen. Mais depuis, tes écrits sur le sacré … paraissent plus volontiers inspirés par Heidegger » [21]. Dans sa réponse, Benoist reconnaît l’influence de Heidegger sur sa pensée, et déclare : « je crois que le paganisme trouve lui-même sa source dans l’étonnement, dans le regard étonné qui se pose sur le monde et [dans] cette question fondamentale : comment se fait-il qu’il y ait quelque chose, et non pas rien ? »[22].

Plus tôt dans le même entretien, Champetier remarque : « On a parfois l’impression que Dieu est absent du néo-paganisme », et souligne que certains ont suggéré que le néo-paganisme était une forme d’athéisme. Il demande ensuite : « le paganisme suppose-t-il une foi ou une croyance ? ». Dans sa réponse, Benoist conteste (à juste titre) l’idée que les païens « adoraient » leurs dieux de la même manière que les chrétiens adorent Dieu, mais il semble s’être éloigné de l’affirmation, qu’il fait dans Comment peut-on être païen ?, que les dieux sont simplement une invention humaine. Il poursuit en disant : « Je pense … que le paganisme est incompatible avec l’athéisme, si l’on définit ce dernier comme la négation radicale de toute forme de divin ou d’absolu. J’ajouterai que le paganisme n’est pas non plus ‘prométhéen’, mais implique au contraire le refus de cette hybris titanesque qui conduit l’homme à destituer les dieux dans le vain espoir de se mettre à leur place »[23].

Dans un autre ouvrage ultérieur, Benoist dit des dieux païens : « La question n’est pas de croire en leur existence, mais de s’éveiller à leur présence » [24]. Cela est exactement vrai. La seule manière de faire vraiment revivre le paganisme préchrétien serait de faire revivre l’attitude envers le monde qui permettait aux « dieux » de se manifester d’abord aux êtres humains. Au minimum, nous devrions revenir à la terre et au présent et redevenir des mortels, des êtres qui reconnaissent leurs limitations, et qui reconnaissent que ces limitations les définissent et délimitent leur pouvoir.

Regarde la soie naturelle ; conserve le bois intact.
Le Moi diminue ; le désir disparaît.[25]

Nous devons créer un espace en nous-mêmes et dans notre monde, où les choses numineuses et mystérieuses pourront à nouveau se manifester.

Je suppose que de nombreux lecteurs trouveront ces prescriptions extrêmement vagues, difficile à mettre en œuvre, et peut-être même « romantiques ». En fin de compte, d’un point de vue heideggérien (et c’est tout ce que je tente d’exposer ici), on ne peut guère en dire plus. En effet, certains heideggériens objecteraient que j’en ai déjà trop dit. Heidegger dit très clairement que nous ne pouvons rien « faire » pour inaugurer un nouvel âge et faire revenir les dieux[26]. Supposer que nous pouvons « faire » quelque chose, que nous pouvons concevoir un plan ou une méthode pour revenir à quelque manière d’être pré-moderne est en soi un type de pensée qui est d’une nature pleinement moderne. La principale caractéristique de la modernité est l’idée que tout — la nature, la nature humaine, l’histoire, la conscience, et même le surnaturel — est  manipulable ; nous devons seulement trouver la bonne technique, et le monde sera sous notre contrôle.

Pour Heidegger, la chose la plus a-moderne que nous pouvons faire, la seule chose que nous pouvons faire pour combattre la modernité, est d’abandonner l’idée que nous pouvons « faire » quelque chose. Ce type de pensée est typique du taoïsme :

Mieux vaut être comme l’eau,
Qui bénéficie des dix mille choses
Et qui ne lutte pas.
Occupant la position dédaignée de tous les humains,
Elle est toute proche du Tao.[27]

La chose la plus puissante que l’on puisse faire, quelquefois, est d’abandonner la tentative de faire quoi que ce soit. Peut-être est-ce dans cet abandon que l’espace dont j’ai parlé précédemment s’ouvrira, permettant aux dieux de réintégrer les vies spirituelles des Occidentaux. Alors peut-être, mais peut-être pas.

Notes

Originellement publié dans TYR: Myth—Culture—Tradition, vol. 3, ed. Joshua Buckley and Michael Moynihan (Atlanta: Ultra, 2007), 429–48.

[1] Alain de Benoist, On Being a Pagan, ed. Greg Johnson, trans. Jon Graham (Atlanta: Ultra, 2004).

[2] Benoist, On Being a Pagan, 5.

[3] Cité dans Benoist, On Being a Pagan, 114.

[4] Benoist, On Being a Pagan, 168.

[5] Friedrich Nietzsche, Twilight of the Idols, in The Portable Nietzsche, ed. and trans. Walter Kaufmann (New York: Penguin Books, 1982), 546. Plus loin dans ce passage, Nietzsche affirme : « On n’y peut rien : il faut aller de l’avant — pas à pas plus avant dans la décadence (c’est là ma définition du progrès  moderne…). On peut entraver ce développement et ainsi endiguer la dégénérescence, la concentrer et la rendre plus véhémente et plus soudaine : on ne peut rien faire de plus ».

[6] Benoist, On Being a Pagan, 33.

[7] Benoist, On Being a Pagan, 156.

[8] Benoist, On Being a Pagan, 177–78.

[9] Benoist, On Being a Pagan, 15–16.

[10] Benoist, On Being a Pagan, 186.

[11] Benoist, On Being a Pagan, 199–200.

[12] Cité dans Benoist, On Being a Pagan, 115.

[13] Alain de Benoist, “Thoughts on God,” trans. Jon Graham, TYR: Myth—Culture—Tradition, vol. 2, 74–75.

[14] Etant donné ses prémisses essentiellement athées, on pourrait même se demander pourquoi Benoist se préoccupe du néo-paganisme. Je crois que la réponse est politique. Le paganisme sans dieux est une autre forme de « politique identitaire » européenne, et Benoist est surtout connu comme le principal penseur de la « Nouvelle Droite » française. Comme nous le verrons, cependant, l’approche plus récente de Benoist envers le néo-paganisme est authentiquement religieuse et plus que simplement politique.

[15] Martin Heidegger, Introduction to Metaphysics, trans. Gregory Fried and Richard Polt (New Haven: Yale University Press, 2000), 47. Je triche un peu ici, puisque cette citation vient du « premier Heidegger », alors que les idées que je discute viennent en fait du « dernier » Heidegger de « La  question de la technologie ». Mais je suis sceptique concernant les études des philosophes qui divisent nettement leurs idées en périodes « précoce » et « tardive ».

[16] Pas mal de choses ont été écrites sur la similarité entre la pensée de Heidegger et la philosophie asiatique, et même sur les influences asiatiques sur sa pensée. Voir, for exemple, Reinhard May, Heidegger’s Hidden Sources, trans. Graham Parks (London: Routledge, 1996). L’auteur inclut un chapitre intitulé « Tao : Voie et vision ».

[17] Lao-Tzu, Tao Te Ching, trans. Burton Watson (Indianapolis: Hackett Publishing, 1993), 3.

[18] Tao Te King, 29.

[19] Tao Te King, 64.

[20] On Being a Pagan, 200.

[21] Charles Champetier, “On Being a Pagan, Ten Years Later: An Interview with Alain de Benoist,” trans. Elizabeth Griffin, TYR, vol. 2, p. 102.

[22] “On Being a Pagan, Ten Years Later,” 103.

[23] Benoist, “On Being a Pagan, Ten Years Later.”  93.

[24] Benoist, “Thoughts on God,” 65.

[25] Tao Te King, 19.

[26] Je soulignerai, pour ne pas égarer les lecteurs non familiarisés avec Heidegger, que ce dernier ne se considérait pas comme païen et ne se préoccupait pas de l’idée d’un retour aux dieux. Heidegger utilise des phrases comme « la fuite des dieux » pour décrire la modernité, et chacun sait qu’il déclara dans une interview publiée après sa mort que « seul un dieu peut encore nous sauver ». Cependant, il semble avoir utilisé des termes comme « dieux » et « Dieu » dans un sens largement figuratif. Je crois que si nous prenons délibérément de tels usages à la lettre, alors on peut penser que Heidegger dit quelque chose d’une importance vitale pour le néo-paganisme (cependant, même s’il n’avait jamais fait allusion aux « dieux », je soulignerais quand même l’importance de sa pensée).

[27] Tao Te King, 8.