D. H. Lawrence

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David Herbert Lawrence, 1885–1930

2,168 words

English original here [2]

« Ma religion profonde est une croyance dans le sang. » – D. H. Lawrence

D. H. Lawrence (1885–1930) est reconnu comme l’un des romanciers les plus influents du XXe siècle. Il écrivit des romans et de la poésie comme des actes de polémique et de prophétie. Car Lawrence se voyait à la fois comme un prophète et le signe avant-coureur d’une Nouvelle Aube et comme un guide-sauveur qui accepterait d’une manière sacrificielle les formidables responsabilités du pouvoir dictatorial pour libérer l’humanité et la faire redevenir humaine.

Une grande partie de la vision de Lawrence rappelle celles de Jung et Nietzsche, mais bien qu’il connaissait leurs œuvres, sa philosophie se développa indépendamment. Lawrence naquit dans une famille de mineurs d’Eastwood, une ville minière près de Nottingham. Son père était un grand buveur, et la ferveur chrétienne de sa mère emplissait la maison de tension continuelle entre ses parents. Au collège, il était agnostique et déterminé à devenir poète ou écrivain. Ayant rejeté la foi de sa mère, Lawrence rejeta aussi la contre-foi de la science, de la démocratie, de l’industrialisation, et de la mécanisation de l’homme.

Amour, pouvoir, et le « Seigneur Obscur »

Pour Lawrence, le capitalisme détruisait l’âme et le mystère de la vie, tout comme la démocratie et l’égalité. Il consacra la plus grande partie de sa vie à chercher une religion nouvelle-mais-ancienne qui rendrait son mystère à la vie et reconnecterait l’humanité au cosmos.

Sa religion était animiste et panthéiste, voyant l’âme comme omniprésente, Dieu comme la nature, et l’humanité comme la manière dont Dieu se réalise. Les relations entre toutes les choses sont basées sur la dualité – les opposés en tension. Cette dualité est exprimée de deux manières : amour et pouvoir. L’un sans l’autre entraîne un déséquilibre. C’est pourquoi, pour Lawrence, l’amour chrétien est une sentimentalité qui détruit la hiérarchie naturelle des relations sociales et l’inégalité entre les individus. Cette critique du christianisme rappelle celle de Nietzsche.

Amour et pouvoir sont les deux « vibrations-menaces » qui maintiennent les individus ensemble et qui émanent inconsciemment de la classe dirigeante. Avec le pouvoir, il y a confiance, crainte et obéissance. Avec l’amour, il y a « protection » et « sentiment de sécurité ».

Lawrence considère que la plupart des dirigeants ont été en déséquilibre dans un sens ou dans un autre. C’est le message de son roman Kangourou. Ici l’Anglais Richard Lovat Somers, bien qu’attiré par l’idéologie fasciste de « Kangourou » et de son mouvement des Diggers, la rejette finalement comme représentant le même type d’amour amollissant que le christianisme, l’amour des masses, et poursuit sa propre individualité. Pour Somers, la question est d’accepter son propre maître obscur (l’Ombre de l’inconscient réprimé, selon Jung). Tant que ce retour n’est pas accompli, aucune autorité humaine ne peut être acceptée :

« Il ne se soumettait pas encore au fait de ce qu’il connaissait à moitié : qu’avant que l’humanité accepte un homme comme roi ; avant que Harriet puisse l’accepter lui, Richard Lovat, comme seigneur et maître, ce même Richard qui parlait tant de royauté devait ouvrir les portes de son âme et laisser entrer un seigneur et maître obscur, le dieu obscur dont il avait senti la présence de l’autre coté de la porte. Qu’il se soumette vraiment une fois à la majesté obscure, ouvrant les portes grinçantes à ce dieu effrayant qui est le maître, et le laissant entrer par en-bas, les portes inférieures ; que lui-même accepte une fois un maître, le dieu innommable : le reste suivrait. »

Ce qui est requis, dès que le seigneur obscur est revenu dans les âmes des hommes, à la place de l’« amour » indifférencié, c’est un ordre social hiérarchique constitué comme une pyramide dont le sommet est un dictateur. Le dictateur délivrerait les masses du fardeau de la démocratie. Ce nouvel ordre social serait basé sur l’équilibre du pouvoir et de l’amour, ressemblant un peu à un retour à l’idéal médiéval de protection et d’obéissance.

Le peuple ordinaire gagnerait une nouvelle valeur en acceptant d’obéir au dirigeant, qui en retour assume une terrible responsabilité et qui dirigerait en vertu de son « lien » particulier avec le cosmos. Par l’intermédiaire d’un tel philosophe-roi rédempteur, les individus pourraient se reconnecter au cosmos et assumer des proportions héroïques par l’obéissance aux Héros.

« Donnez hommage et allégeance à un héros, et vous deviendrez vous-même héroïque, c’est la loi de l’homme. »

Vitalisme héroïque

C’est pourquoi le vitalisme héroïque est essentiel dans les idées de Lawrence. Tout son concept politique est antithétique à ce qu’il appelait « le serpent aux trois crochets de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité ». A la place de cela, « vous devez avoir un gouvernement basé sur le bon, le mieux, et le meilleur ».

En 1921, il écrivit : « Je ne crois ni en la liberté, ni en la démocratie. Je crois en l’autorité réelle, sacrée, inspirée ». C’est l’intelligence pure, sans âme et mécaniste, qui est à la racine de nos problèmes ; elle réfrène les passions et tue le naturel.

Son essai sur L’amant de Lady Chatterley traite de la question sociale. C’est la vision mécaniste, provenant de l’intellect pur, dépourvu d’émotion, de passion et de tout ce qui est impliqué dans le sang (l’instinct) qui a causé les maux de la société moderne.

C’est encore la tragédie de la vie sociale aujourd’hui. Dans la vieille Angleterre, l’étrange lien du sang maintenait l’union des classes. Les châtelains pouvaient être arrogants, violents, tyranniques et injustes, mais d’une certaine manière ils étaient à l’unisson avec le peuple, faisaient partie du même courant de sang. Nous sentons cela dans Defoe ou Fielding. Puis avec la médiocre Jane Austen, cela disparaît . . . Ainsi, dans L’amant de Lady Chatterley nous voyons un homme, Sir Clifford, qui est une personnalité pure, ayant perdu tout lien avec ses compagnons hommes et femmes, sauf les liens de l’usage. Toute chaleur a entièrement disparu, la lande est froide, le cœur n’existe pas humainement. Il est un pur produit de notre civilisation, mais il représente la mort de la grande humanité du monde.

En 1913, contre cet intellectualisme insipide, produit du cycle final d’une civilisation, Lawrence postula : « Ma religion profonde est une croyance dans le sang, la chair étant plus sage que l’intelligence. Notre esprit peut se tromper, mais ce que le sang éprouve, et croit, et dit, est toujours vrai ».

Les grandes figures culturelles de notre temps, incluant Lawrence, Yeats, Pound et Hamsun, furent des Penseurs du Sang, des hommes d’instinct, qui possède permanence et éternité. A partir des années 1930, et à juste titre, le terme intellectuel devint synonyme de « gauche », mais ces intellectuels étaient des produits de leur temps et du siècle précédent. Ils étaient détachés de la tradition, déracinés, aliénés, dépourvus d’instinct et de sentiment.

Les premiers « Penseurs du Sang », grandement influencés par Nietzsche, prônaient l’excellence et la noblesse et étaient suspicieux sinon terrifiés devant le nivellement général  résultant de la démocratie et de son rejeton le communisme. Dans la démocratie et le communisme, ils voyaient la destruction de la culture prise comme une recherche du sublime. Leurs opposés, les intellectuels de gauche, célébraient la montée de l’homme des masses d’une manière perverse qui, si le communisme triomphait universellement, signifiait la destruction de leur propre liberté de créer au-dessus et au-delà des commissariats d’Etat.

Lawrence croyait que l’agitation et les troubles socialistes créeraient un climat dans lequel il pourrait rassembler autour de lui « une minorité de choix, d’esprit plus farouche et plus aristocratique » pour s’emparer du pouvoir par un coup d’Etat de type fasciste, « alors je m’épanouirai vraiment ».

La rébellion de Lawrence est contre cette phase finale ou hivernale de la civilisation dans laquelle l’Occident est entré, ainsi que l’avait décrit Spengler. Elle est marquée par la primauté de la ville sur le village, de l’argent sur les liens du sang. Comme celle de Spengler, la conception de l’histoire de Lawrence est cyclique, et son idée de la société est organique. Il voulait répudier l’emprise mortelle de la civilisation tardive et faire revivre l’organique contre le mécaniste.

Religion ancienne et nouvelle

Lawrence cherchait un retour à la vision païenne et à sa communion avec la vie et le rythme cosmique. Il était attiré par le mysticisme du sang et par ce qu’il appelait les dieux obscurs. C’est le « Dieu Obscur » qui incarnait tout ce qui avait été réprimé par la civilisation tardive et le monde artificiel de l’argent et de l’industrie. Sa quête l’amena à parcourir le monde. Arrivant au Nouveau-Mexique en 1922, il observa les rituels des Indiens pueblos. Il se rendit ensuite dans l’ancien Mexique où il demeura plusieurs années.

C’est au Mexique qu’il rencontra Quetzalcóatl, le Serpent à Plumes des Aztèques. Par un renouveau de cette déité et le réveil des besoins primaux longtemps réprimés, Lawrence pensait que l’Europe pouvait parvenir à un renouveau. Aux Etats-Unis, il conseillait de se tourner vers le pays d’avant les Espagnols et les Pères Pèlerins et de s’unir au « démon noir de l’Amérique sauvage ». Ce « démon » est apparenté au concept jungien de l’Ombre (et de son incarnation dans ce que Jung appelait « l’archétype du Diable »), et il est nécessaire de le ramener à la conscience pour parvenir à une véritable complétude ou individuation.

Tournez-vous vers « le non-résolu, le rejeté », conseillait Lawrence aux Américains (Phoenix). Il considérait son roman Le Serpent à Plumes comme son roman le plus important ; l’histoire d’une femme blanche qui s’immerge dans un mouvement social et religieux de régénération nationale parmi les Mexicains, basé sur un renouveau du culte de Quetzalcóatl.

A travers les Indiens américains, Lawrence voulait adresser un message à l’Europe. Il fait dire à l’un des dirigeants du mouvement de renouveau de Quetzalcóatl : « Je souhaite que le monde teutonique se remette à penser en accord avec Thor et Wotan et l’arbre Yggdrasil. . . ».

Recherchant un tel héritage en Europe, il le trouva chez les Etrusques et les Druides. Mais tout en trouvant le chemin de retour vers la spiritualité qui avait jadis fait partie de l’Europe, Lawrence ne prônait pas l’imitation des anciennes coutumes dans le temps présent ; ni l’adoption d’une spiritualité étrangère pour l’Occident européen, ni d’un fétiche comme chez  de nombreuses âmes aliénées aujourd’hui qui s’occupent de n’importe quelle culture et de n’importe quel héritage sauf des leurs. Il voulait revenir à la substance, au respect mêlé de crainte devant le mystère de la vie. « Ma voie est la mienne, vieux père rouge : je ne peux plus frapper sur le tambour », écrit-il dans son essai Les Indiens et un Anglais. Pourtant ce qu’il découvrit parmi les Indiens était une version exotique du lieu le plus profond dans le cœur humain, qu’il appelle le toujours présent lorsqu’il décrit la manière dont Kate est affectée par le rituel auquel elle assiste parmi les adeptes de Quetzalcóatl.

Dans « La femme qui chevauchait au loin », la femme du propriétaire d’une mine, fatiguée de sa vie, s’en va trouver une tribu indienne lointaine dont on dit qu’elle a préservé les rituels des anciens dieux. On lui dit que les Blancs ont capturé le soleil et qu’elle doit servir de messagère pour leur dire de le rendre. Elle est sacrifiée au soleil . . . C’est le sacrifice d’un produit de la société mécaniste, dans un but de reconnexion avec le cosmos. Pour Lawrence, la plus haute valeur se trouve dans « la vie qui surgit du sang ».

Le Lion, la Licorne et la Couronne

Le concept de Lawrence sur la nature duale de la vie, où il y a un conflit continuel entre deux polarités, est une dialectique poussée jusqu’à la synthèse. Lawrence utilise le symbolisme pour décrire cela. Le lion (l’esprit et le principe mâle actif) est en conflit éternel avec la licorne (les sens, le coté passif, femelle). Mais si l’un tuait complètement l’autre, cela entraînerait sa propre extinction et un vide serait créé autour de la victoire. C’est ce qui se passe avec les idéologies, les religions et les moralités qui encouragent la victoire d’une polarité et la répression de l’autre. La couronne n’appartient à aucune des deux. Elle se trouve au-dessus des deux, comme un symbole d’équilibre. Il y a là une sorte de Tao pour l’Occident, que Jung recherchait aussi, et que les anciens alchimistes recherchaient sur le plan individuel.

Les problèmes que Lawrence prenait en considération sont devenus toujours plus aigus à mesure que le cycle final de notre civilisation occidentale approche de sa fin, dominé par l’argent et la machine. Lawrence, comme Yeats, Hamsun, Williamson et d’autres, cherchait à effectuer un retour à ce qui est Eternel, en se reconnectant à cette partie de nous-mêmes qui a été si fortement réprimée par le « détestable esprit du temps ».

Chapitre 1 du livre de Kerry R. Bolton, Thinkers of the Right: Challenging Materialism [Penseurs de la Droite : le défi au matérialisme] (Luton, England: Luton Publications, 2003).