Contre l’Homme Faustien

3,997 words

English original here [1]

fri_wand [2]« L’histoire même de l’humanité tout entière est tragique. Mais le sacrilège du Faustien et son désastre surpassent tous les autres, allant au-delà de tout ce qu’Eschyle ou Shakespeare ont jamais imaginé. La créature se dresse contre son créateur. De la même façon que le microcosme Homme se révolta un jour contre la Nature, ainsi fait aujourd’hui le microcosme Machine se révoltant contre l’Homme Nordique. Le maître du Monde est en train de devenir l’esclave de la Machine qui le force – et nous force tous, que nous en soyons conscients ou pas – à en passer par où elle veut. Abattu, le triomphateur est traîné à mort par le char. » (Oswald Spengler, L’Homme et la Technique

Les caractéristiques uniques de la civilisation faustienne, telle que Spengler l’a décrite,  conduisent aujourd’hui l’Europe à la destruction. Le Faustien est caractérisé par un élan vers l’infini, une volonté de traverser les frontières qui limitent l’homme, qu’elles soient intellectuelles ou physiques. Spengler dit que le symbole primordial de l’âme faustienne est « l’espace illimité » [1]. Comme le Faust de Goethe, la civilisation faustienne recherche la connaissance infinie.

Cependant, à mesure que cette civilisation décline, l’espace illimité devient une gueule dévorante qui menace la survie de toutes les traditions, l’extension sans fin de l’âme faustienne capturant tous les peuples du monde dans son déclin. L’homme faustien, détaché de la terre, est en voie de partager le sort d’Icare. Les fruits de l’esprit faustien – le rationalisme, l’universalisme, le libéralisme, l’industrialisme et la mondialisation – menacent l’identité et l’héritage à une échelle globale.

S’il est vrai que toutes les civilisations, quelles que soient leurs particularités, sont vouées à mourir comme le sont tous les organismes vivants, les caractéristiques uniques du déclin faustien sont désastreuses d’une manière unique. Alors que les Romains et les Perses ethniques survécurent à l’effondrement des empires romain et perse, la civilisation mourante de l’homme occidental menace de l’éliminer physiquement, tout en répandant la contagion du libéralisme aux cultures non-occidentales.

La tendance faustienne à renverser les barrières s’est transformée en homogénéisation globale toxique des cultures et des peuples durant les stades déclinants de la civilisation occidentale, qui permet aux menaces étrangères et internes de se multiplier. La mentalité faustienne doit être rejetée si les Européens occidentaux et leurs descendants veulent espérer créer une autre grande civilisation sur les ruines de celle-ci.

L’une des causes à la racine de la situation actuelle est l’universalisme, qui ne respecte pas les qualités particulières d’un ethnos. Le concept faustien de l’espace nécessite l’universalisme. Nous pourrions prendre l’acceptation faustienne du monothéisme comme point de départ de cette tendance. Comme l’écrivit Spengler : « La pluralité de corps séparés qui représente le Cosmos pour l’âme classique requiert un panthéon similaire – d’où le polythéisme antique. Le volume mondial unique, qu’il soit conçu comme caverne ou comme espace, exige le dieu unique du christianisme magique ou occidental » [2]. A la place d’univers moraux séparés, la vision-du-monde faustienne n’en accepte qu’un seul.

Si cette vision-du-monde monothéiste n’est pas unique à la civilisation faustienne, la caverne de l’âme magique suppose une certaine limite à sa souveraineté, comme nous le voyons dans la théologie islamique, où le monde est divisé en maisons séparées, dont l’une est la maison de l’Islam, Dar al-Islam. L’espace illimité de l’âme faustienne se fond naturellement dans la conception de l’espace de la Bible hébraïque. Dans Comment peut-on être païen ?, Alain de Benoist caractérise ainsi cette dernière : « L’univers est ainsi conçu dans la Bible comme un monde sans limites spatiales » [3].

Les frontières nationales, les frontières entre religions, entre groupes ethniques, sont effacées dans l’esprit faustien, et en fait aucun groupe n’a embrassé l’universalisme biblique autant que l’a fait la civilisation faustienne. Aucune autre civilisation n’est allée aussi loin dans ses efforts pour imposer sa moralité au monde entier. Même les expansions islamiques les plus féroces, incluant les tendances salafistes d’aujourd’hui, pâlissent en comparaison de la tentative obstinée de l’Occident de convertir le reste du globe. Nous voyons ces efforts dans les Croisades des Chevaliers Teutoniques contre les Baltes païens, les Suédois faisant la guerre aux Slaves orthodoxes de Novgorod, les tentatives des Espagnols de convertir les populations indiennes des Amériques, la mission civilisatrice de l’Empire britannique, et de nos jours avec la Guerre globale de l’Amérique contre le Terrorisme.

Si certains hommes peuvent considérer ces événements comme de grands triomphes de la Civilisation Occidentale, il s’agit en fait de jalons dans une tendance à la globalisation atteignant aujourd’hui son apogée. La civilisation faustienne, semblable à de nombreux égards aux tendances les plus salafistes de l’islam, voit le besoin d’imposer une unique vision morale au monde, que ce soit une variété particulière du christianisme venant d’une nation coloniale, ou la démocratie libérale.

Sous la domination romaine, des coutumes et des croyances différentes pouvaient coexister à l’intérieur de certaines limites morales, un cosmos de planètes morales séparées. Par contre, l’homme faustien croit que sa moralité particulière s’étend jusqu’aux extrémités de la terre. D’où la formule de Kant : « Agis seulement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ».

Ainsi les organisations et les tribunaux internationaux piétinent la souveraineté des peuples. Les particularités mêmes d’un homme sont effacées, il n’est plus un Allemand, un Anglais ou un Chinois, il est un « homme », dans l’abstrait. Toutes les tentatives de résister à cette prétendue moralité universelle commune à l’humanité sont jugées criminelles. Ceux qui ne s’alignent pas sont des primitifs, des hérétiques ou, pour utiliser une expression plus moderne, des Etats-voyous.

A l’autre extrémité, la civilisation faustienne est privée de racines. Rien ne peut s’opposer à l’espace illimité, car il n’y a pas de loi sans un caractère universel en accord avec lui. Il ne peut plus y avoir des standards de moralité différents pour des classes ou des genres différents, ou toute autre division sociale. Il n’y a plus une voie de l’action et une voie de la contemplation, une voie des rois et une voie des prêtres, une voie des hommes et une voie des femmes, il n’y a plus qu’une voie universelle. La civilisation faustienne s’est tournée vers l’égalitarisme.

Le libéralisme politique peut être vu comme l’extension d’une certaine mentalité anglo-saxonne qui s’est développée sous le christianisme. Alain de Benoist dit dans Démocratie : le problème : « les démocraties libérales trouvent leur source, non dans l’esprit des démocraties antiques, mais dans l’individualisme chrétien, le rationalisme des Lumières et l’esprit protestant anglo-saxon. Dans ces démocraties, le ‘citoyen’ n’est nullement celui qui habite, par son appartenance au peuple, une histoire et un destin, mais un être abstrait, intemporel, universel, titulaire en dehors de toute appartenance de ‘droits de l’homme’ décrétés inaliénables » [4]. C’est pourquoi la politique cessa d’être définie par les conditions de la polis elle-même. Dans les démocraties de la Grèce antique, les libertés politiques étaient dérivées de l’appartenance à une communauté spécifique, généralement celle où on était né dans une souche autochtone. Par opposition à la civilisation classique, la civilisation faustienne inventa les droits universels de l’homme, qui semblent garantir la liberté contre les liens de la communauté. Une fois de plus, le thème du remplacement du particulier par l’universel est évident. Le pilier enraciné de la civilisation classique est remplacé par le champ infini du Faustien.

L’existence politique déracinée se développe en existence personnelle déracinée. La tendance faustienne aux modes de vie déracinés trouve son expression dans la philosophie postmoderne. L’espace illimité de l’homme faustien est le domaine du rhizome de Deleuze et Guattari : « Il n’a ni début ni fin ». Comme la physique faustienne, le rhizome met l’accent sur le mouvement et la dynamique, par opposition aux objets statiques discrets : « Il est composé non pas d’unités mais de dimensions, ou plutôt de directions en mouvement ». Comparez cela avec l’accent faustien mis sur la force : « Il n’y a pas de statique occidentale – c’est-à-dire, pas d’interprétation de faits mécaniques – qui soit naturelle à l’esprit occidental, qui se base sur les idées de forme et de substance, ou même, à cet égard, sur les idées d’espace et de masse autrement qu’en lien avec ceux de temps et de force » [5]. Dans les deux cas, l’accent mis sur la substance réelle, l’être, est réduit.

Le criticisme de l’être dans leur texte séminal Mille plateaux présente aussi certaines caractéristiques faustiennes. Ici le rhizome est opposé à l’arbre. Une fois de plus le symbole de l’enracinement est attaqué par la pensée faustienne, avec ses qualités additives et expansives. « L’arbre impose le verbe ‘être’, mais le tissu du rhizome est la conjonction ‘et… et… et…’. Cette conjonction porte suffisamment de force pour ébranler et déraciner le verbe ‘être’ ».

L’opposition entre le dynamique et le statique devient conflit ouvert dans la postmodernité de la civilisation faustienne déclinante où son expansivité devient complète déterritorialisation. Ce qui ressemble à de la philosophie abstraite a une présence très réelle dans le monde. Dans les styles de vie nomadiques imposés par de nombreuses carrières, où la relocalisation à divers endroits du globe est devenue normale, dans les identités fluides et les sous-cultures fragmentées de la jeunesse américaine, dans les réseaux électroniques globaux, dans l’érosion des économies locales par la globalisation, le rhizome domine. Le dynamisme et l’absence de limites faustiens a entraîné l’apparition d’un monde d’esprits dispersés et brisés.

Du fait de la nature intrinsèquement limitée du monde physique, l’esprit faustien tend vers l’abstraction. La discussion des différentes conceptions des mathématiques par Spengler est instructive à cet égard. « Le début et la fin des mathématiques classiques est la considération des propriétés des corps individuels et de leurs superficies respectives ; comprenant ainsi indirectement des sections coniques et des courbes supérieures. Nous, en revanche, ne connaissons au fond que l’élément spatial abstrait du point, qui ne peut être ni vu, ni mesuré, ni même nommé, mais qui représente simplement un centre de référence. La ligne droite, angle mesurable pour les Grecs, est pour nous un continuum infini de points » [6]. Les mathématiques classiques sont enracinées dans la réalité physique. Elles se préoccupent de quantités mesurables et de formes et de surfaces physiques. Par contre, les mathématiques faustiennes ne sont pas limitées par ce que les humains peuvent toucher, mesurer ou observer. Nous ne pouvons compter un nombre infini d’objets, ni avoir leur i (la racine carrée de –1), et pourtant ces concepts font partie intégrante de notre système mathématique.

Cette retraite dans l’esprit exacerbe le conflit entre le physique et l’intellectuel. A la place d’un équilibre entre esprit et corps, l’esprit faustien gravite vers le logocentrisme, un terme que beaucoup de gens associent à Derrida, mais qui fut forgé par le philosophe conservateur-révolutionnaire Ludwig Klages dans son ouvrage Der Geist als Widersacher des Lebens [Le Mental en tant qu’opposant de la Vie] [7].

Ce mouvement vers l’abstraction mentale éloigne l’homme de l’instinctif, du vital. D’où la tendance faustienne à l’idéalisme rêveur. Otto Reche parle du « chant puissamment enthousiaste et simultanément tragique concernant la race nordique et son idéalisme » [8]. Sous son pire aspect cela devient une tendance négatrice du monde. Au lieu de connaître le monde dans son mystère et sa majesté, nous le réduisons à ce que D.H. Lawrence appelait une « forme-pensée », une construction de lois abstraites et de faits existant seulement dans nos esprits. Comme il le dit dans « Introduction au Dragon » :

« …notre soleil et notre lune sont seulement des forme-pensées pour nous, des boules de gaz, des globes morts de volcans éteints, des choses que nous connaissons mais que nous ne ressentons jamais par expérience. Par expérience, nous devrions ressentir le soleil comme les sauvages le ressentent, nous devrions le ‘connaître’ comme les Chaldéens le connaissaient, dans une étreinte terrifiante. Mais notre expérience du soleil est morte, nous en sommes coupés. Tout ce que nous avons maintenant, c’est la forme-pensée du soleil. C’est une boule de gaz flamboyante, il a des taches occasionnellement, à la suite d’une sorte d’indigestion, et il vous rend brun et vous donne la santé si vous le laissez faire. » [9]

Nietzsche identifia correctement la retraite dans le monde de la raison comme un symptôme de faiblesse. Il dit dans son essai « La raison en philosophie », dans Le Crépuscule des Idoles : « Diviser le monde en un monde ‘réel’ et un monde ‘apparent’ (…) est seulement une suggestion de décadence – un symptôme de vie déclinante ». Ce n’est pas une grande surprise que l’Occident ait accepté sans réserve le programme de rationalisme des Lumières, et son émanation politique, le libéralisme. Si le rationalisme est la marque de toutes les civilisations déclinantes dans l’histoire, il s’accorde particulièrement bien avec la civilisation faustienne, dont l’affinité pour l’abstraction était présente dès sa naissance. En fait, nous ne voyons dans aucune autre civilisation une idéologie comme le libéralisme des Lumières. Le libéralisme est une maladie uniquement occidentale, émergeant du déclin faustien.

La sophistication technique de la civilisation faustienne est apparentée à la tendance faustienne à l’abstraction. Les inventions jaillissent de l’esprit faustien illimité. Avec les instruments des mathématiques abstraites, l’homme faustien a construit les théories les plus précises et les plus puissantes des forces physiques connues de l’homme. La combinaison de la pensée illimitée et du dynamisme a permis des percées technologiques jamais vues auparavant.

En fait, ne se contentant pas d’être dans le monde, l’homme faustien chercha à créer un paradis artificiel. Spengler définit cette attitude dans L’Homme et la Technique : « Construire soi-même un monde, être donc soi-même Dieu – c’est bien cela le rêve du chercheur faustien. C’est à partir de ce rêve qu’ont jailli les formes successives innombrables de nos machines, conçues, reprises et modifiées sans cesse ni répit, en vue d’approximer aussi étroitement que possible cette limite inaccessible du mouvement perpétuel ».

Spengler était vivement conscient des conséquences de ce monde mécanique. Dans les sociétés industrielles, la montée de l’aliénation est vue ainsi : « A présent, depuis le XVIIIe siècle, d’innombrables ‘Mains’ œuvrent à des choses dont l’intérêt véritable dans la vie (même en ce qui les concerne) leur échappe totalement, et dans la création desquelles ces ‘Mains’ n’ont par conséquent aucune part intime. Une stérilité de l’esprit prend naissance et se propage, une uniformité glaciale, sans relief ni profondeur ».

Le producteur n’est plus un artisan traditionnel qui maîtrise la création de biens du début à la fin. Il accomplit simplement une action parmi les nombreuses requises pour assembler un objet. La dignité du travailleur est diminuée sur le plancher de l’usine. Cela engendre à son tour un conflit social entre les travailleurs et la classe dirigeante. « La tension entre le travail de direction et celui d’exécution a atteint son paroxysme, jusqu’au point de la catastrophe. L’importance de ce travail de direction et la valeur économique de toute personnalité authentique qui y participe ont augmenté au point de devenir désormais imperceptibles et incompréhensibles pour la majorité des subordonnés. Sur le plan du travail d’exécutant, celui du labeur des mains, l’individu est désormais devenu sans importance aucune ».

En plus des conséquences sociales, il y a des conséquences écologiques irréversibles et étendues. L’épuisement des ressources naturelles, l’élimination des espèces, l’empoisonnement de notre nourriture et des réserves d’eau, le changement climatique et anthropogénique. Il n’est pas alarmiste de dire que la technologie menace la vie sur terre. Spengler notait en 1931 : « Toutes les choses vivantes agonisent dans l’étau de l’organisation. Un monde artificiel pénètre le monde naturel et l’empoisonne ».

En plus de la menace existentielle posée par la technologie, celle-ci renforce grandement les menaces étrangères contre la civilisation faustienne. La nature expansive de l’homme faustien qui le pousse à se répandre dans tous les coins de la carte, est imitée par sa technologie. Dans la quête de profits et de pouvoir toujours plus grands, l’industrie s’est répandue dans le monde entier. Nous pourrions penser que cela était un problème de la fin du XXe siècle lié à la globalisation, mais il était déjà en mouvement à l’époque de Spengler, quand le Japon émergeait comme puissance industrielle en Asie. Il n’a fait que s’aggraver à notre époque, avec la délocalisation de l’industrie et la diffusion d’armement sophistiqué chez des peuples qui n’auraient jamais pu les inventer. L’industrialisation globale a simultanément renforcé le pouvoir des peuples non-occidentaux, tout en sapant la force de la classe ouvrière native en Occident. La technologie faustienne, opérant main dans la main avec les forces du capital, a permis le mouvement de masse de peuples étrangers dans des nations autrefois homogènes. Si l’immigration de masse n’a pas une cause unique, elle est effectivement, pour utiliser l’habile expression d’Alain de Benoist, « l’armée de réserve du capital ». Dans son essai du même titre, Benoist remarque que les industries françaises du bâtiment et de l’automobile ont déployé des camions au Maghreb pour recruter de la main-d’œuvre immigrée. S’il est vrai que d’autres civilisations ont importé de la main d’œuvre immigrée, seule la civilisation faustienne tardive l’a fait à une échelle telle que cela menace la survie et l’intégrité de ses ethnies nationales. La combinaison de la pensée sans frontières et de la haute technologie menace maintenant la survie des gens même qui ont rêvé ces idées, les Européens étant de plus en plus menacés de devenir des minorités dans leurs propres patries.

Au lieu de « faustien », peut-être qu’un meilleur terme pour décrire la civilisation qui est notre sujet serait « titanique ». Titanique au sens du philosophe traditionaliste italien Julius Evola, qui utilise le terme titanisme pour désigner un type particulier d’usurpation du pouvoir divin. Cela accentue la révolte faustienne contre l’ordre divin. Evola définit la civilisation titanique comme suit :

« Le premier type de civilisation est le type titanique, dans un sens négatif, et se réfère à l’esprit d’une race matérialiste et violente qui ne reconnaissait plus l’autorité du principe spirituel correspondant au symbole sacerdotal ou au ‘frère’ spirituellement féminin (par ex. Abel face à Caïn) ; cette race s’affirma et tenta de prendre possession, par surprise et en vue d’un usage inférieur, d’un ensemble de connaissances qui permettait de contrôler certaines forces invisibles présentes dans les choses et en l’homme. Par conséquent, cela représentait une révolte et une contrefaçon de ce qui pourrait avoir été le privilège des précédents ‘hommes glorieux’, c’est-à-dire la spiritualité virile liée à la fonction d’ordre et de domination ‘d’en haut’. C’est Prométhée qui usurpa le feu céleste en faveur des races humaines, mais il ne savait pas comment le porter, et c’est pourquoi le feu devint sa source de tourment et de damnation. » [10]

L’homme faustien, comme Prométhée, a dérobé le feu aux dieux, réordonnant la nature pour l’adapter à son but. L’homme faustien s’est révolté contre la nature, comme le remarque Spengler : « La créature se dresse contre son créateur. De la même façon que le microcosme Homme se révolta un jour contre la Nature, ainsi fait aujourd’hui le microcosme Machine se révoltant contre l’Homme Nordique ».

L’esprit faustien expansif cherche à renverser les barrières imposées par la nature elle-même. Hegel décrit cela ainsi : « Le principe de l’esprit européen est la raison consciente d’elle-même qui a la certitude que pour elle il ne peut y avoir de barrière infranchissable et qui prend donc intérêt à tout afin de se rendre ainsi présente à elle-même ». Ce que nous voyons est le désir de la science faustienne de « connaître l’esprit de Dieu », un désir que le physicien anglais Stephen Hawking décrivait comme « le triomphe ultime de la raison humaine ». Et si cela est mis en évidence, il en résultera peut-être plus de mal que de bien. L’auteur d’anticipation spenglerien H. P. Lovecraft écrit prophétiquement dans sa nouvelle L’appel de Cthulhu :

« Nous vivons sur une île placide d’ignorance au milieu de noires mers d’infinité, et il n’était pas dit que nous devions voyager au loin. Les sciences, chacune tirant dans sa propre direction, nous ont jusqu’ici fait peu de mal ; mais un jour la réunion des connaissances dissociées ouvrira des visions si terrifiantes de la réalité, et de notre effrayante position ici, que nous deviendrons fous devant cette révélation ou que nous fuirons la lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge sombre. »

La dévastation écologique et le chaos social semés par les avancées scientifiques de la civilisation occidentale semblent donner raison à Lovecraft. Cependant, le récit prométhéen offre une lueur d’espoir, une issue. Le héros Héraclès, fils du Zeus olympien, libère Prométhée de son tourment. Evola dit que l’Héroïsme, tel que représenté par Héraclès dans le cycle titanique, est « la restauration de la spiritualité solaire olympienne et le dépassement des figures de la Mère et du Titan ». Considéré à partir de la position spirituelle de la Tradition, le dépassement de la civilisation faustienne titanique est possible. Cependant, n’oublions pas le rôle de l’homme dans l’accomplissement de son destin et reconnaissons le besoin d’un nouvel esprit pour transcender notre civilisation déclinante avant qu’elle ne nous détruise.

Cette restauration n’a pas besoin d’être un retour aux « âges sombres » de l’obscurantisme. En effet, orientés dans la bonne direction, les traits que nous associons à la civilisation faustienne, comme le constant dépassement de soi, l’intrépidité, le goût de relever les défis, sont des instruments de croissance spirituelle qui précèdent la civilisation faustienne. D’un point de vue traditionnel, ils précèdent l’humanité elle-même, ils sont transcendants, au-delà de l’espace et du temps. La « lecture ésotérique » de Nietzsche par Evola exprime cela clairement :

« La rupture de tous les liens, l’intolérance pour toute limite, le mouvement pur et incoercible du dépassement, sans but déterminé, d’une avance incessante, au-delà de tous les états, de toutes les expériences et de toutes les idées et, naturellement, à plus forte raison, au-delà de tout attachement humain à une personne donnée, sans crainte des contradictions, ni des destructions, en somme le mouvement pur, avec tout ce qu’il comporte de dissolvant – l’acte ‘d’avancer comme un feu dévorant qui ne laisse rien derrière soi’, pour employer cette expression d’une vieille sagesse traditionnelle qu’il faut cependant reporter à un contexte très différent – ce sont là des caractéristiques essentielles qu’on a déjà relevées chez Nietzsche et qu’il faut précisément comprendre comme autant de formes d’action et de manifestation de la transcendance. » [11]

Cependant, ces tendances doivent être dirigées verticalement, vers la transcendance, pas horizontalement dans le domaine du pur matérialisme, et ne doivent pas se manifester par besoin de dominer l’être physique du monde. Evola attribue l’effondrement mental de Nietzsche au fait que son énergie demeura à un niveau non-transcendant, le consumant comme un circuit dont le courant est trop élevé. En poursuivant par l’opposition entre le plan horizontal de la vie, et l’axe vertical du ‘plus que vie’, au sens du ‘plus que vivant’ (mehr als leben) de Georg Simmel, nous pouvons envisager deux symboles, l’océan et la montagne. L’ordre divin se trouve dans la montagne, alors que le titanisme faustien est le domaine de l’océan. L’homme occidental se trouve face à un choix. Il peut se conquérir lui-même et gravir les sommets de l’esprit, ou il peut conquérir le monde et disparaître derrière l’horizon marin.

Notes

1. Oswald Spengler, The Decline of the West, vol. 1, Form and Actuality, trans. Charles Francis Atkinson (New York: Knopf, 1926), p. 337.

2. Ibid., p. 187.

3. Alain de Benoist, On Being a Pagan, trans. Jon Graham, ed. Greg Johnson (Atlanta: Ultra, 2004), p. 84.

4. Alain de Benoist, The Problem of Democracy (London: Arktos, 2011), p. 43

5. Spengler, The Decline of the West, vol. 1, p. 414.

6. Ibid., p. 82.

7. Richard Wolin, The Seduction of Unreason: The Intellectual Romance with Fascism from Nietzsche to Postmodernism (Princeton: PrincetonUniversity Press, 2006), p. 155

8. Voir l’Avant-propos de Kevin MacDonald à la Raciologie de Vladimir Avdeyev,  http://velesova-sloboda.vho.org/antrop/macdonald-foreword-to-raciology.html [3]

9. D. H. Lawrence, Apocalypse and The Writings on Revelation (London: Penguin, 1996), p. 51.

10. Julius Evola, Revolt Against the Modern World, trans. Guido Stucco (Rochester, Vt.: Inner Traditions, 1995), p. 219.

11. Julius Evola, Ride the Tiger, trans. Joscelyn Godwin and Constance Fontana (Rochester, Vt.: Inner Traditions, 2003), p. 51.